Le 5 juin 1979, elle quitte son domicile à Aylmer, au Québec, pour se rendre au Centre des femmes d’Ottawa (Ottawa Women’s Centre). En montant dans un bus au centre-ville d’Ottawa, elle remarque un panneau publicitaire qui fait la promotion d’une marque de jeans pour femmes.
« C’était la photo d’une femme attachée à un gros bloc de bois, avec au-dessus de sa tête une scie circulaire sur le point de la découper dans le sens de la longueur », raconte-t-elle dans une entrevue qu’elle a donnée récemment depuis sa résidence à St. John’s, à Terre-Neuve. « Elle regarde autour d’elle, terrorisée, et... elle porte un jean Jam. Le slogan disait You’d look so good in a jam. » (NdT : Jeu de mots avec jam (confiture), qui est aussi le nom de la marque : « Vous seriez si belle dans une confiture/un jean Jam ».)
Sans réfléchir, elle déchire la publicité en tremblant de rage devant une telle banalisation de la violence envers les femmes. Elle descend du bus rue Queen, l’affiche déchirée à la main, et se rend directement au centre, où elle décide avec d’autres femmes de lancer une campagne pour faire retirer cette publicité.
« Nous avons établi un plan pour dénoncer cette pub auprès d’ OC Transpo, de la Ville et dans la presse. C’était vivifiant », se rappelle-t-elle. Au cours des semaines qui suivent, Helen Forsey et sa bande écument les bus de la ville en prenant des correspondances pour traquer et déchirer les annonces choquantes. Elles finissent par obtenir gain de cause : OC Transpo annule la campagne publicitaire.
C’était à l’apogée de ce qu’on a nommé plus tard la « deuxième vague » du mouvement féministe au Canada, une période qu’on situe généralement entre 1960 et 1990, pendant laquelle les féministes ont remporté de grandes victoires dans la lutte pour les droits des femmes.
Auteure, traductrice, chercheuse et militante de longue date, Helen Forsey est à bien des égards le portrait type de la femme qui a contribué au mouvement de cette époque. Loin de se contenter d’adhérer à un organisme ou de participer à quelques manifestations, elle s’est engagée sans réserve. Elle a publié des articles d’opinion dans des journaux et des revues, s’est impliquée dans des rassemblements et des actions directes à titre de participante et d’organisatrice, et a intégré une dimension féministe à toutes ses activités professionnelles. Elle compte parmi les centaines de femmes à avoir donné des documents et des souvenirs personnels aux Archives des femmes de la Bibliothèque de l’Université d’Ottawa.
« J’ai donné aux archives toutes sortes de papiers récoltés çà et là, que la plupart des gens n’auraient pas conservés », dit-elle.
Elle déplore que de nombreuses femmes impliquées dans le mouvement aient jeté des documents témoignant de la deuxième vague, les croyant insignifiants.
« Pourtant, c’était le cœur de notre travail, les traces de notre grande remise en question de la réalité que nous avions toujours connue jusque-là. Ces petites choses peuvent sembler futiles. Mais c’... »
Helen Forsey
La campagne contre les publicités sexistes dans les transports en commun a marqué un tournant dans sa vie. Déjà très sensible à d’autres formes d’oppression à l’époque, elle ne s’est pourtant pas laissée convertir facilement à la cause de la « libération des femmes ». Elle affirme au contraire que le mouvement l’a aspirée à son corps défendant.
Helen Forsey est née à Ottawa en 1945 au sein d’une famille politique. Son père, Eugene Forsey, un universitaire progressiste et parfois controversé, était présent au congrès fondateur de la Fédération du Commonwealth coopératif (ancêtre du Nouveau Parti démocratique), dont il a été président pour le Québec dans les années 1930. Dans les années 1970, Pierre Elliot Trudeau, alors premier ministre, l’a nommé au Sénat.
Sa mère, Harriet Roberts, était une intellectuelle. Elle avait étudié la linguistique et adorait les langues, mais n’a jamais eu la chance de réaliser son potentiel. « Mon père disait qu’elle était plus intelligente que lui, se souvient-elle. Le rôle de la femme au foyer ne lui allait pas du tout. Elle n’était pas faite pour ça. Je regrette beaucoup aujourd’hui de ne l’avoir pas compris à l’époque. Cette situation qui la rendait malheureuse. »
Helen Forsey a vécu une enfance heureuse, dont elle a passé une grande partie à explorer la zone marécageuse près de l’emplacement qu’occupe aujourd’hui l’Université Carleton, s’émerveillant des nombreuses créatures qui la peuplaient. À l’école secondaire, elle rêvait de devenir vétérinaire. Elle a passé l’été de ses 17 ans à travailler dans une ferme au Nouveau-Brunswick, où elle s’est prise de compassion pour les fermes familiales, en lutte à l’époque contre l’agriculture industrielle qui gagnait du terrain au Canada.
Elle a entrepris des études en agriculture au Collège Macdonald de l’Université McGill, où elle était aussi rédactrice en chef du journal étudiant. Elle ne savait pas encore qu’elle deviendrait une auteure militante prolifique.
Pendant ses années à McGill, elle a participé à un échange étudiant organisé par le Service universitaire canadien outre-mer (SUCO), un organisme de développement international. C’est ainsi qu’elle s’est rendue au Mexique, puis en Équateur, où elle a participé à un programme de développement communautaire et agricole de la Mission andine dans des collectivités autochtones et métisses. Elle a vite compris qu’elle avait plus à apprendre des fermiers équatoriens qu’à leur enseigner.
« J’avais déjà obtenu mon diplôme, [mais] je ne savais évidemment rien des pratiques agricoles dans ce pays, admet-elle. Ce voyage m’a donné une bonne leçon d’humilité. »
Profondément émue par l’oppression exercée sur les Autochtones pour les faire abandonner leurs pratiques traditionnelles au profit des pesticides, des semences et des engrais commerciaux, elle a rédigé un rapport critique à l’égard de la mission avant de rentrer au pays avec ses désillusions. La militante socialiste venait de voir le jour.
De retour à Ottawa, elle s’est mise à fréquenter la communauté latino-américaine. Elle voulait améliorer son espagnol pour pouvoir aider les populations des pays du Sud. En mars 1968, elle a décroché un poste de coordonnatrice au programme latino-américain du SUCO, chargée du placement des bénévoles dans six pays.
C’est à ce moment qu’elle a rencontré un Équatorien qui deviendrait son époux. Le couple s’est marié en 1969 et a eu deux fils au cours des deux années suivantes. Helen Forsey a mis des années à comprendre que la violence de cette relation depuis ses débuts était en fait attribuable au sexisme et à l’oppression des femmes, qui étaient la norme sociétale à l’époque.
« Comme [l’écrivaine et militante américaine] Robin Morgan, c’est à contrecœur que j’ai adhéré au mouvement féministe, en résistant de toutes mes forces, mais poussée par des événements qui m’ont obligée à regarder en face ce que je refusais de voir, explique-t-elle. Pour avoir travaillé pendant des années dans le “développement” international, je connaissais tous les rouages de l’oppression. Or, en 1969, dans un seul et superbe geste, j’épousais à la fois le tiers monde et la classe ouvrière, et j’ai passé les neuf années suivantes fidèlement et juridiquement prisonnière d’une relation violente et destructive, complètement aveugle à ma propre oppression. »
Quand elle a entendu parler du féminisme, au milieu des années 1970, elle s’y est intéressée par curiosité, mais sans conviction. Elle s’est mise à collectionner les coupures de journaux à ce sujet, tout en continuant de travailler pour des organismes de développement international comme le SUCO, l’ACDI et Oxfam. Elle a notamment enseigné l’anglais dans une école technique missionnaire au Ghana, travaillé dans le cadre d’un programme d’alphabétisation des adultes en Équateur, coordonné un projet pour les audiences de la Commission populaire d’alimentation organisées partout au Canada, et participé à la gestion d’un centre de conférences pour la paix, la justice, l’environnement et les changements sociaux.
En 1975, elle a posé sa candidature pour un poste à temps partiel à la Coalition des femmes d’Aylmer, où elle vivait alors. Lors de l’entrevue, à la question « Croyez-vous que les femmes soient opprimées parce qu’elles sont femmes? », sa réponse a trahi son attitude « préféministe », comme elle l’appelle.
« J’ai dit quelque chose comme “Si elles font partie de la classe ouvrière ou d’un groupe racisé, oui, bien sûr”, ce à quoi on m’a répondu “Je ne pense pas que vous soyez la personne que nous cherchons, mais vous êtes la bienvenue à nos projections de films le mardi soir.” »
Elle a donc commencé à regarder des films féministes produits par le Studio D de l’Office national du film. « Après la projection, nous discutions autour d’un café et de biscuits, dit-elle. J’ai réalisé que je n’étais pas la seule à ressentir de la colère à propos de certaines choses. Ces séances m’ont ouvert les yeux. »
Peu à peu, elle s’est mise à s’investir dans le mouvement féministe. Elle a d’abord dirigé la rédaction du bulletin de la Coalition des femmes, puis elle a adhéré au Centre des femmes d’Ottawa (Ottawa Women’s Centre) et écrit pour le journal féministe Upstream. Elle a été bénévole à Interval House, le premier refuge pour femmes victimes de violence conjugale en Ontario, où elle ira chercher de l’aide par la suite.
L’adhésion au féminisme a été pour elle un processus douloureux, comme si toute la colère et toute la frustration réprimées depuis longtemps au fond d’elle avaient explosé d’un coup. Petit à petit, le monde et la relation violente qu’elle vivait lui sont apparus sous un nouveau jour.
« Cette prise de conscience et l’explosion de mes émotions ont été extrêmement douloureuses, confie-t-elle. Je devais absolument tout remettre en cause dans ma vie. [...] Je croyais au socialisme, à la lutte contre le racisme et toutes les injustices, alors que j’étais mariée au tiers monde et à la classe ouvrière et que j’élevais deux fils... Mon mari avait fini par me convaincre que tout ce que j’étais et que je représentais était mauvais. En tant que blanche, j’étais privilégiée, alors que lui était pauvre, latino-américain et d’ascendance autochtone. Issue d’une famille qui n’était pas riche, mais néanmoins favorisée, je représentais, de notre point de vue politique commun, la race blanche instruite et bénéficiant de tous les avantages. C’est ainsi que, lorsqu’il me battait, il me disait que je n’avais aucune raison de me plaindre. Ça a été très difficile de m’en libérer. »
Cependant, elle réfute tout amalgame entre l’origine ethnique de son mari et sa violence.
« Ce n’est pas son origine équatorienne [qui explique sa violence], mais son éducation patriarcale, insiste-t-elle. Il n’était pas pire que les conjoints canadiens des femmes que j’ai rencontrées à Interval House. »
Or, même en étant victime de cette violence, Helen Forsey refusait de reconnaître l’oppression des femmes.
Mais alors qu’elle luttait pour se sortir de sa propre situation, elle lisait des poètes, des romancières et des essayistes féministes comme Robin Morgan, Barbara Denning, Marge Piercy et Audre Lorde .
Progressivement, elle a mis la violence dont elle était victime dans un plus large contexte et, avec l’aide de ses amies féministes, a enfin quitté définitivement son mari. En 1979, elle a obtenu le divorce devant une cour du Québec, de même que la garde de ses enfants.
C’est donc au bout de ce long et pénible périple que son premier acte de désobéissance civile dans un autobus d’OC transpo intervient comme un point de basculement.. Ce tournant a marqué le début de sa lutte contre l’oppression des femmes. Elle voyait désormais comme partie intégrante de nombreux systèmes de domination interreliés qu’elle était déterminée à combattre.
« L’oppression comporte plusieurs dimensions qui se chevauchent souvent et se renforcent entre elles, par exemple le patriarcat, le capitalisme et le racisme... C’est le fondement même du “pouvoir” : la domination et la soumission, explique-t-elle. Il y a une foule de gens à la base et seulement quelques-uns au sommet; c’est ce qui caractérise tous ces systèmes. Inutile de chercher bien loin des analogies et des comparaisons. Peu importe la forme que prend l’oppression, le modèle de pouvoir est le même. »
Après la campagne visant OC Transpo, Helen Forsey s’est investie avec encore plus de détermination dans ses activités militantes, apportant toujours son grain de sel féministe dans la défense d’autres causes. Ainsi, elle a soulevé la question des femmes lors des audiences publiques de la Commission populaire d’alimentation en 1979, a été membre de Women for the Survival of Agriculture de 1981 à 1985, a cofondé Women’s Action for Peace en 1980 et s’est impliquée dans l’organisation de la Semaine internationale des femmes à Ottawa de 1980 à 1984. Elle a participé au Camp des femmes pour la paix à Seneca en 1983, a coorganisé la Women and Food Production International Conference en 1984... la liste de ses réalisations est très longue.
Comme beaucoup d’autres femmes, elle s’est engagée bénévolement dans la deuxième vague. En dehors de son action militante, qui s’est étendue sur plus de quarante ans, elle a subsisté grâce aux faibles revenus qu’elle tirait de la traduction, de la rédaction à la pige et de divers postes en développement international.
Son emploi le plus rémunérateur remonte à 1975, lorsqu’elle recevait un salaire annuel de 15 500 $ en tant qu’adjointe de direction à la division des sciences de la population et de la santé au Centre de recherches pour le développement international. De 1979 à 1984, elle a travaillé à l’Ottawa-Hull Learner Centre, un organisme de sensibilisation aux enjeux de développement international (rebaptisé par la suite World Inter-Action Ottawa). Il disposait d’un budget si dérisoire que les membres du personnel devaient tour à tour recourir à l’assurance-chômage pour boucler les fins de mois et assurer la survie du centre.
Au cours des années 1980 et 1990, Helen Forsey a vécu au sein de coopératives rurales en Ontario, sans cesser d’écrire et d’agir en soutien à des causes progressistes. Aujourd’hui, elle partage son temps entre la résidence qu’elle habite avec son partenaire à St. John’s et un ancien fourgon de queue à Cape St. Francis, à quelque 40 km au nord de la capitale de Terre-Neuve.
Elle est l’auteure ou la directrice de la rédaction de six livres sur des sujets variés – vie en communauté, agriculture, réforme du Sénat, ainsi qu’une biographie de son père. Qui plus est, elle a entrepris l’écriture de ses mémoires, mais ses activités militantes ne cessent de ralentir son travail.
Comme la plupart des femmes qui ont incarné la deuxième vague du mouvement féministe au siècle dernier, elle n’a jamais cessé de combattre toutes les formes d’oppression. Elle va de l’avant, s’engageant dans de nouvelles luttes qui font toutes vibrer sa fibre féministe. Actuellement, elle aide la population de Port-au-Port, à Terre-Neuve, dans sa lutte contre un projet de parc éolien qui serait en fait une opération d’écoblanchiment.
La voix d’Helen Forsey trahit sa colère lorsqu’elle parle du projet, affirmant que les résultats n’auront rien de positif pour l’environnement.
« C’est un scandale, s’insurge-t-elle. Ce qui se passe actuellement sur la péninsule de Port-au-Port révolte la socialiste, l’écologiste et la féministe en moi, car ce projet aura des répercussions dans toutes ces sphères. Tout est lié. C’est cette cause qui occupe la majeure partie de mon temps ces jours-ci. »
Comme les nombreuses femmes qui ont porté la deuxième vague, elle continue de consacrer bénévolement un temps considérable à la lutte contre l’oppression et à la promotion de l’égalité. Ces combats sont loin d’être terminés. Et les Archives des femmes continueront de récolter les traces des actions féministes dans l’espoir d’amener d’autres personnes à poursuivre cette lutte.