En tant que coordinatrice de ce projet, mon souhait a tout d’abord été de rencontrer des femmes issues de plusieurs domaines en STIM, afin d’envisager des perspectives historiques, géographiques et culturelles diversifiées. L’objectif était en effet de recueillir plusieurs témoignages, comme ressources complémentaires aux archives déjà existantes, afin de documenter au plus près le parcours de femmes en STIM au Canada.
Les histoires recueillies révèlent des approches différentes sur le féminisme, la justice sociale, et le rôle des STIM comme facteurs et/ou entraves dans la quête d’une plus grande équité sociale. Ces histoires ont une valeur documentaire considérable en tant qu’archives témoignant de l’expérience de femmes en STIM depuis les dernières décennies du XXe siècle jusqu’à nos jours. Ces témoignages nous aident à comprendre ce qu’était d'apprendre et de travailler dans des environnements dominés par des hommes qui pouvaient être encourageants, ou hostiles, à la présence de femmes dans ces domaines. En tant que femme née au milieu des années 1990, il est facile d'oublier que les opportunités dont nous bénéficions aujourd'hui n'existent que parce que des femmes avant nous ont lutté contre une culture, un système économique et un système éducatif qui les désignaient ouvertement comme intellectuellement inférieures.
En menant ces entretiens, j'ai pu entrevoir ce que pouvait représenter d’être une des premières femmes à intégrer des domaines essentiellement masculins, le plus souvent représentés par des hommes blancs, et parfois incroyablement réfractaires à l'égard d’une plus grande diversité de représentation. Une chose m'a frappée : travailler en tant que femme dans les STIM ne consiste pas simplement à obtenir un diplôme et à se présenter à des entretiens d'embauche. Bon nombre de femmes que j'ai interrogées ont dû faire face à de véritables menaces de violence physique pour en arriver là où elles sont aujourd'hui. Dans le domaine de l’ingénierie, bien sûr, le massacre des étudiantes de l'École polytechnique du 6 décembre 1989, représente un moment décisif dans une prise de conscience de la nécessité de prendre en considération la question du genre dans les STIM; l'agresseur a affirmé qu'il "combattait le féminisme". Il a tué quatorze femmes et en a blessé quatorze autres, avant de retourner l'arme contre lui.
Le massacre de Montréal a été commémoré comme une attaque directement tournée vers les femmes. Cependant, les ingénieures et les militantes ont dû se battre pour que cet évènement soit reconnu comme tel. De nombreux médias canadiens de l’époque ont contesté de façon virulente l'idée que la violence à l'égard des femmes puisse provenir d’un problème sociétal plus profond. Par exemple, dans l'émission de radio "54 Rock" diffusée le 11 décembre 1989, le journaliste Earl McRae a affirmé que « a frightening number of feminists in this country are politicizing the tragedy for their own idiotic, pea-brained purposes » (un nombre effrayant de féministes dans ce pays politisent la tragédie à leurs propres fins idiotes et écervelées). Il reproche aux « dim-bulbed feministas » (féministes sans envergure) de créer un environnement dans lequel les femmes sont censées vivre dans la peur. Il a également accusé les féministes d'être aussi malades que le tireur lui-même, notant que les femmes qui vivent dans la peur des hommes « demean themselves and their silly misguided philosophy » (se rabaissent elles-mêmes et leur philosophie stupide et malavisée) et prouvent que « they're empty-headed, misguided foolselles » (elles sont des idiotes à la tête vide et malavisée). L'opinion de McRae, qui a été reproduite dans le Ottawa Citizen du 14 mars 1990, montre comment les féministes canadiennes étaient ouvertement vilipendées à la fin des années 1980 et illustre la mesure dans laquelle les normes d'intégrité journalistique ont changé au fil du temps.
À la suite d'articles et d'émissions comme ceux de McRae, les femmes ingénieures que j'ai interviewées ont dû faire face non seulement à la tragédie du massacre de Polytechnique, mais aussi à sa minimisation dans les médias canadiens. Dr Tyseer Aboulnasr, ingénieure électricienne égypto-canadienne, décrit comment le massacre l'a forcée à réfléchir à la disposition de son bureau en termes de sécurité ; son bureau à l'UBC avait deux entrées séparées, et elle a réorganisé son plan de table afin de mieux protéger les membres de son personnel si quelqu'un décidait d’attaquer. Venant d'Égypte, où elle était simplement "ingénieure", le Dr Aboulnasr a également dû s'adapter à son nouveau statut de "femme ingénieure" au Canada. Il s'agit là d'un autre thème que l'on retrouve dans tous les entretiens : le fardeau de la représentation imposé aux femmes dans les STIM, qui ressentent une pression supplémentaire pour réussir en tant que représentantes de leur(s) groupe(s) minoritaire(s). Comme le Dr Aboulnasr, plusieurs de mes interlocutrices étaient réticentes à l'idée d'adopter l'étiquette "féministe", craignant que cela ne compromette leur trajectoire de carrière ou ne nuise à leurs travaux scientifiques.
Les entretiens révèlent les luttes, parfois violentes, auxquelles des femmes ont dû faire face dans leur parcours. Lorsqu'elle a commencé ses études postsecondaires à l'université de Buenos Aires, l'informaticienne argentino-canadienne Dr Veronica Dahl a dû étudier sous une dictature militaire. Cette dernière ciblait les intellectuels, et en particulier les étudiants en logique, pendant la période de terrorisme d'État en Argentine qui s'est déroulée de 1974 à 1983. Dr Dahl, qui a depuis été reconnue comme l'une des quatorze fondatrices du programme universitaire de logique, a pris part à des manifestations et à des sit-in au cours desquels elle a mis en danger sa sécurité pour défendre le système éducatif existant.
De même, le Dr Nikki Colodny, qui a travaillé comme psychothérapeute et a pratiqué l'avortement à une époque où la plupart des médecins étaient des hommes, a été constamment harcelée parce qu'elle offrait des soins de santé génésique. Pourtant, elle a continué à fournir des soins, malgré les interventions de manifestants anti-choix lors de ses pauses déjeuner pour lui proférer des insultes et des menaces, ou encore lors de la fête du dixième anniversaire de son fils. Dr Maydianne Andrade, experte en biologie de l'évolution et en arachnologie, a également décrit comment les violences policières à l'encontre de George Floyd et d'autres jeunes hommes noirs l'ont incitée à cofonder le Réseau canadien des scientifiques noirs en 2020. Elle a également expliqué que les Noirs canadiens sont encore largement sous-représentés dans les programmes universitaires en STIM.
En plus de témoigner de leurs travaux de recherches reconnues par leurs pairs, de leur histoire personnelle et de leur défis, dont certains étaient émotionnellement difficiles à évoquer, ce projet suggère également que le concept féministe de "double tâche" pour les mères qui travaillent devient souvent une "triple tâche" pour les femmes qui travaillent dans les domaines des STIM, qui assument la tâche supplémentaire de promouvoir et d'encourager d'autres femmes dans ces domaines. Au début de sa carrière, Dr Karen Messing a été condamnée pour son statut de mère célibataire et sa décision de vivre alternativement en collectivité ; elle a également dû se battre pour la légitimité de ses recherches en ergonomie, qui ont depuis été reconnues comme le fer de lance de l'inclusion des travailleuses et de l'analyse de genre dans les études sur la santé au travail. Alors que leurs homologues masculins sont libres de se concentrer entièrement sur leurs propres recherches, de nombreuses femmes des STIM se sentent obligées de contribuer à la transformation du domaine lui-même.
De nombreux entretiens réalisés dans le cadre de ce projet célèbrent les contributions des femmes aux STIM, compte tenu des difficultés qu'elles ont souvent rencontrées pour que leur travail soit pris au sérieux. Cependant, l'interview du Dr Kim TallBear nous rappelle que la recherche scientifique a été utilisée, historiquement, comme un outil d'oppression coloniale. En fait, la recherche scientifique a été l'un des principaux objectifs et l'une des principales justifications du système génocidaire des pensionnats canadiens. Comme l'indique le Dr TallBear dans son interview, des historiens ont par exemple relaté des expériences nutritionnelles menées au milieu du XXe siècle sur des enfants et des personnes âgées indigènes au Canada. Au lieu de s'attaquer à la violence des colons, à l'incarcération dans les pensionnats et à l'élimination systémique de la culture et des modes de vie autochtones par le gouvernement canadien, les chercheurs scientifiques ont cherché à situer le "problème" dans le corps et la biologie des autochtones. Désormais, Dr TallBear, qui est actuellement titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les peuples autochtones, la technoscience et la société, est fermement convaincu que la recherche scientifique peut également être déployée comme un outil d'autogouvernance autochtone.
Encourager la participation des femmes dans les STIM, et en particulier des femmes autochtones, noires et racialisées dans les STIM, ne signifie pas simplement être au service de la "diversité", comme le souligne un discours libéral standard. Cela nous oriente également vers un avenir dans lequel les connaissances techniques pourraient être utilisées principalement pour la solidarité et la construction de la communauté, par opposition à la répression et à la domination. En fait, chacune des personnes que j'ai interrogées a souligné que les réseaux de soutien communautaires étaient essentiels à leur réussite, qu'il s'agisse d'autres femmes ou d’hommes qui les soutiennent dans les STIM, de mentors, de liens familiaux ou d'un partenaire prêt à assumer les tâches domestiques à la maison. En fin de compte, l'équipe du projet espère que ces entretiens fourniront une mine d'informations pour de futures recherches qui démontreront les STIM comme terrain crucial dans la lutte historique des femmes pour leur libération au Canada.
Nous vous invitons à consulter les biographies des personnes interrogées et pour écouter les dix entretiens du projet d'histoire orale « Les femmes dans les STIM. »