L'occupation féministe du Nellie’s Hostel

Par Meghan Tibbits-Lamirande

Écrivaine en résidence, Archives et collections spéciales

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Photographie de l'auberge Nellie's avec la bannière "Occupation Nellie's"
Photographie de l'auberge Nellie's avec la bannière "Occupation Nellie's". "Women's hostels reach the crisis point", The Globe & Mail (31 août 1976), boîte 1, dossier 22, fonds Frances Gregory (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'
Le 26 août 1976, les membres du personnel et les résidentes du Nellie's Hostel à Toronto ont réagi aux importantes coupures budgétaires dans les services sociaux provinciaux et fédéraux en lançant une campagne radicale pour obtenir des fonds supplémentaires du gouvernement. Qualifiant leur stratégie d'« occupation d'urgence », les sympathisants du refuge pour femmes ont été invités à signer la déclaration suivante :
  1. Aucune femme ne sera refusée chez nellie's en raison d'un manque de place ou de moyens financiers;
  2. aucune femme ne doit être invitée à quitter le foyer à l'issue d’un séjour de courte durée pour lequel elle a recu un support financier;
  3. nous demandons plus de logements pour les femmes et plus de moyens financiers pour que ces services ne soient plus une charge financière portée par d'autres femmes;
  4. la surpopulation des lieux est en contradiction avec les réglementations en matière de santé et d'incendie. cependant, nous refusons que le manque de logements et le manque de moyens financiers obligent les femmes à retourner vivre dans des conditions insalubres et non sécuritaires à la maison, dans la rue ou sur des bancs publics;
  5. cette occupation d'urgence se poursuivra jusqu'à ce que des fonds supplémentaires soient reçus.1

Le Nellie's Hostel est l'un des premiers refuges pour femmes mis en place à Toronto. Il a été créé en 1973 pour offrir des lits d'hébergement « aux jeunes femmes sans-abri confrontées à des grossesses précoces, au suicide, à l'automutilation, à la criminalité, à la prostitution, à une santé fragile et à la maltraitance  »2. Cependant, il s'est vite avéré que la plupart de ses clients étaient des femmes d'âge moyen ou plus âgées qui fuyaient des relations abusives. Peu de temps après, le refuge a augmenté sa capacité d'accueil pour offrir une résidence temporaire d'urgence aux femmes et aux enfants victimes de violences domestiques. 

Au début des années 1970, le problème social généralisé de la violence à l'égard des femmes et des enfants n'était apparu que récemment dans le discours public canadien. Jusqu'à l'adoption des amendements au Code pénal en 1982, le Canada ne reconnaissait pas le viol conjugal comme un crime. Les accusations d'inceste nécessitaient la corroboration de plus d'un témoin. Les hommes étaient présumés avoir l'autorité disciplinaire ultime sur leurs épouses et leurs enfants. Le Nellie's Hostel et d'autres refuges pour femmes ont mis en place des services essentiels pour les femmes qui n'avaient aucun recours légal contre des maris violents et n'avaient nulle part où aller après avoir échappé à des violences conjugales.

Comme l'a écrit Paula Fainstat, membre du personnel du Nellie's Hostel, « Band-aid » ou pas, il s'agissait d'un besoin très réel qui n'est pas satisfait dans la plupart des autres domaines. Au Nellie's, comme dans le mouvement des femmes en général, nous avons essayé de fournir nous-mêmes les services nécessaires aux femmes plutôt que de les demander au gouvernement. Mais cela signifiait inévitablement que nous acceptions une énorme quantité de travail pour des salaires de misère... au nom de la cause »3. Dans une lettre au Globe and Mail publiée le 26 février 1976, Fainstat avait également noté que « c'est vraiment une ironie de travailler dans un centre de crise quand on voit le gouvernement prendre des mesures calculées pour plonger davantage de personnes dans la crise »4.  Ces « mesures calculées » comprenaient une limite de 5,5 % sur les augmentations budgétaires pour les services sociaux, plusieurs fermetures d'hôpitaux, une réduction drastique du nombre de lits psychiatriques disponibles, le resserrement des critères d'admissibilité à l'aide sociale, des coupes dans les allocations familiales, des prix plus élevés, le contrôle des salaires, des mesures de répression de la Commission de l'assurance-chômage et un manque de financement pour les maisons de soins infirmiers, les maisons de retraite, les garderies et les centres de désintoxication.5

Photographie de l'auberge de Nellie. Margaret Mironowicz,
Photographie de l'auberge de Nellie. Margaret Mironowicz, "No woman turned away as Nellie's battles for government support", The Globe & Mail (25 septembre 1976), boîte 1, dossier 22, fonds Frances Gregory (10-094), Archives et collections spéciales de l'

En plus d'exacerber le problème des bas salaires et de la charge de travail élevée des travailleurs sociaux, dont la plupart sont des femmes, le personnel du Nellie's a fait valoir que les coupures budgétaires du gouvernement augmentaient considérablement la demande pour les refuges pour femmes de Toronto, qui avaient déjà du mal à fonctionner à pleine capacité (à l'époque, Toronto comptait 1 184 lits d'urgence permanents pour les hommes, alors que seulement 77 étaient réservés aux femmes)6.  Le manque de personnel au Nellie's a entraîné l'épuisement, la détérioration des conditions sanitaires et l'absence de mesures de sécurité. Cela se traduisit par des cambriolages continus, ainsi qu'une mise en danger des résidentes et du personnel travaillant de nuit. Résultat, il est arrivé que plusieurs membres aient été victimes de violence sur les lieux.7

Pour illustrer ces problèmes, le personnel du Nellie's a décidé d’« occuper » le refuge. Cette occupation signifie qu'aucune femme dans le besoin ne serait refusée au foyer tant qu’aucun financement adéquat ne lui aurait été accordé de la part des autorités locales et provinciales. Pour financer l’occupation,  des dons de la communauté ont été sollicités en nourriture, couvertures, matelas et vêtements. L’occupation a duré deux mois et a permis au Nellie's de rendre disponible près de 200 % des lits qui lui avaient été attribués, en utilisant des matelas étalés sur le sol.8  Bien entendu, cette tactique a mis à rude épreuve le personnel du Nellie's, déjà assiégé, qui travaillait de 60 à 75 heures par semaine sans bénéficier du paiement des heures supplémentaires.9  Néanmoins, comme l'indique un article anonyme sur l'occupation, publié par The Other Woman en septembre 1976, « un discours radical doit être suivie d'une action radicale ».10 

Au début de l'occupation, une autre employée du Nellie's, Liz Greaves, a présenté une pile de lettres de recommandation à Kathleen Rex du Globe & Mail. Ces lettres provenaient de l'hôpital Mount Sinai, de l'hôpital général de Toronto, de l'hôpital général de Toronto Est, de l'hôpital général d'Etobicoke, de la Fondation pour la recherche sur l'alcoolisme et de fonctionnaires de police, qui renvoyaient tous fréquemment des femmes démunies vers le Nellie's. L'agent de police Michael Majury reconnaît que « le Nellie's est le premier endroit auquel pense la police de la 51e division ».11  Pendant l'occupation, malgré la dépendance évidente de la ville à l'égard du foyer, le commissaire des services sociaux métropolitains a cherché à discréditer le Nellie's en affirmant qu'il était « mal géré » et que le personnel avait notamment mal géré ses finances. Tomlinson a également affirmé, au mépris de l'expérience des travailleuses dans de nombreux foyers pour femmes de Toronto, dont le Nellie's, l’Interval House, le Women in Transition et le YWCA, que « nous n'avons pas augmenté l'offre de lits pour femmes parce que, jusqu'à présent, il n'y a pas eu de demande ». 12 

Brochure de soutien à l'auberge de Nellie
Toronto Wages for Housework Committee. Brochure de soutien à l'auberge de Nellie (août 1976), boîte 1, dossier 22, fonds Frances Gregory (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.

Tout au long de l'occupation, le Nellie's a également organisé plusieurs prises de parole et manifestation à l'hôtel de ville de Toronto et au Queen's Park. Elles dénoncèrent les coupures budgétaires du gouvernement dans les services sociaux et leurs conséquences sur la dévalorisation par la société du travail des femmes en général. Selon le personnel du Nellie's, les coupures budgétaires dans les services sociaux visaient à soutenir l'économie sur le dos des femmes canadiennes, notamment les mères, les infirmières, les conseillères et les travailleuses sociales. Le refus constant de reconnaître ces services comme une nécessité sociale méritant un financement adéquat, trahit le fait que ces services sont considérés comme un simple « travail de femme ». Ils sont exécutés sans ménagement par une main-d'œuvre féminine bon marché - celle-là même qui travaille pour rien à la maison.13

Malgré les conditions claustrophobiques créées par l'occupation, l'ambiance au Nellie's reste résolument militante ; des manifestes couvrent les murs à l'intérieur et une grande bannière blanche avec les mots « Occupation du Nellie's » est suspendue aux arbres à l'avant.14  L'occupation prend fin en octobre 1976, lorsque les services sociaux métropolitains de Toronto acceptent de fournir au foyer un financement supplémentaire de 7 000 dollars et que le gouvernement fédéral accorde au Nellie's une subvention temporaire d'un an pour lui permettre d'embaucher davantage de personnel. Après l'occupation, le Nellie's a continué à faire pression sur les gouvernements pour qu'ils apportent des contributions financières à long terme aux foyers d'urgence pour femmes de Toronto.15  Près de cinquante ans plus tard, le Nellie's Hostel est toujours debout et continue de fournir des services essentiels aux femmes. Néanmoins, les crises similaires liées au sans-abrisme et à la toxicomanie sont montées en flèche en Ontario en raison de réductions gouvernementales similaires au cours des dernières années. Les travailleurs sociaux de la province sont contraints d'accepter de faibles salaires "pour la cause" - comme l'a affirmé Fainstat en 1976, « le dévouement devient un chantage utilisé contre nous ».16

L'histoire militante du Nellie's Hostel nous interroge encore aujourd’hui comme individu impliqué dans la société qui l’environne. Quelles solutions alternatives face à ces défis toujours actuels ?

Notes

  1. Personnel de l'auberge Nellie. "Emergency Occupation at Nellie's Women's Hostel", Petition Form (26 August 1976) Frances Gregory fonds (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.
  2. L'auberge de jeunesse de Nellie. "Herstory", https://www.nellies.org/about/herstory/
  3. Paula Fainstat. "Notes on Nellie's and Alternative Services" (1976) Fonds Frances Gregory (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.
  4. Paula Fainstat. "Letter to the Editor" (26 février 1976), The Globe & Mail, Frances Gregory fonds (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.
  5. Ibid ; France Wyland, "Wages for housework" (9 mars 1976), The Globe & Mail, fonds Frances Gregory (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.
  6. Personnel de l'auberge Nellie. "Fact Sheet for Nellie's Occupation" (août 1976) Fonds Frances Gregory (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.
  7. Margaret Mironowicz, " Mattresses on the floor, drapes for blankets : No woman turned away as Nellie's battles for government support" (25 septembre 1976) The Globe & Mail, Frances Gregory fonds (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.
  8. Ibid.
  9. Kathleen Rex. "Mayor's aide visits Nellie's : Overcrowded hostel pleads for financing" (28 août 1976) The Globe & Mail, Frances Gregory fonds (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.
  10. Auteur inconnu, "Women's Hostel Fights Back Against Cutbacks" (Sep-Oct 1976) The Other Woman, vol. 4, no. 5, Collection des archives du Mouvement canadien des femmes (10-001), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.
  11. Rex, "L'assistant du maire visite Nellie's."
  12. David Miller, "Unfair to Metro : Women's hostel called poorly run" (1 septembre 1976) The Toronto Star, Frances Gregory fonds (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.
  13. Fainstat, "Notes on Nellie's".
  14. Bruce Blackadar, "Nellie's show of strength" (31 août 1976) The Toronto Sun, fonds Frances Gregory (10-094), Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa.
  15. Bulletin de la campagne Wages for Housework (printemps 1977), vol. 1, no. 3, RiseUp ! Feminist Digital Archive, http://riseupfeministarchive.ca/wp-content/uploads/WagesforHousework-Spring1977-CampaignBulletin-1.pdf
  16. Fainstat, "Notes on Nellie's".
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