Le 23 septembre 1972, le dictateur Ferdinand Marcos, soutenu par les États-Unis, décrète la loi martiale et s’arroge les pleins pouvoir aux Philippines. Avec la signature de la proclamation n° 1081, Marcos entame une période de vingt années de répression dictatoriale supprimant la liberté de la presse, soumettant le peuple philippin à des fraudes électorales, des incarcérations sommaires de dissidents politiques, des enlèvements, des tortures, des assassinats ciblés, et autres violations des droits de l'homme. Soutenu par les États-Unis grâce à sa promesse d'éradiquer le communisme, le régime de Marcos finit par provoquer la pire récession économique de l'histoire du pays entre 1984 et 1985. Avant que la révolution non-violente vienne mettre un terme au régime dictatorial avec le départ précipité de Marcos hors du pays dans un hélicoptère fourni par l'armée de l'air américaine1, des milliers de Philippins tentent de rejoindre l'Amérique du Nord entre 1972 et 1986.
Pour échapper à la répression politique et économique de Marcos, de nombreuses femmes philippines immigrent au Canada dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. Le programme accordait des visas limités à la condition que les demandeurs conservent leur emploi d’employés domestiques.2 Au cours de cette période, des femmes de la communauté philippine de Toronto s’organisent, depuis l’étranger, pour lutter contre le régime dictatorial. Elles s’impliquent dans des organisations anti-impérialistes telles que l'International Association of Filipino Patriots (IAFP) et la Coalition Against the Marcos Dictatorship (CAMD).3 Face aux exigences excessives des programmes canadiens visant les travailleurs étrangers temporaires, ces femmes s’organisent pour dénoncer et contrer les abus qui en résultent : un salaire inférieur au salaire minimum, l’impossibilité d’obtenir le statut d’immigrant reçu, l’isolement des travailleurs la plupart du temps laissés sans protection contre les violations des droits humains commises par leurs employeurs. Ce dernier point était particulièrement vrai pour les employées domestiques étrangères qui devaient vivre avec leur employeur pendant toute la durée de leur séjour au Canada. Les organisateurs anti-impérialistes de l'IAFP et du CAMD ont fini par former le Comité ad hoc des employés domestiques des Philippines pour l’obtention du statut d’immigrant reçu. Travaillant en étroite collaboration avec l’International Coalition to End Domestics’ Exploitation (INTERCEDE), ils revendiquent alors le statut d’immigrant reçu pour tous les employés domestiques au Canada.4
Parmi ces groupes d’employées domestiques philippines engagées dans le mouvement, les archives font état de trois organisatrices clés dans la campagne pour le statut d’immigrant reçu: Fely Velasin-Cusipag, coordinatrice des sections de Toronto de l'IAFP et du CAMD ; Zeny Dumlao de la Philippine Women's Guild ; et Columbia "Coco" Tarape-Diaz du comité directeur d'INTERCEDE. Ces femmes ont également contribué à la création du Comité ad hoc des employés domestiques philippins pour l’obtention du statut d’immigrant reçu (ci-après dénommé "le Comité ad hoc").5 Grâce à des actions collectives et une importante implication communautaire, une des grandes victoires du Comité ad hoc est l’obtention de la mise en œuvre par le Canada, du Programme concernant les aides familiaux résidants en 1981. Grâce à ce programme, les employés qui travaillent au Canada depuis plus de deux ans peuvent alors demander le statut d’immigrant reçu.6
« Nous étions bien organisés » affirme Velasin-Cusipag lors d'un entretien avec Judith Ramirez, cofondatrice d'INTERCEDE, en 1982. « Nous avions cinq objectifs : organiser une campagne de rédaction de pétitions et de lettres, collecter des fonds, aller à Ottawa pour voir Axworthy [alors Ministre de l'Immigration] et participer à des actions militantes de masse, organiser des rassemblements ». Bien qu'il compte moins de 100 membres actifs, selon Velasin-Cusipag, le groupe organise régulièrement de petites manifestations militantes pour maintenir l’organisation visible et exercer une pression continue sur Lloyd Axworthy et son bureau. Lors d’un évènement, le comité ad hoc a protesté devant le restaurant Sai Woo dans le quartier chinois de Toronto. Axworthy participait alors à un dîner de bienfaisance pour le candidat libéral Jim Coutts. Une trentaine de travailleuses domestiques ont fait le piquet devant le restaurant et, à l'arrivée d'Axworthy, lui ont remis une pétition contenant 1 500 signatures.7
Bien qu'Axworthy ait promis de faciliter l'obtention du statut d’immigrant reçu pour les travailleuses domestiques, les réformes proposées par son bureau demeurent discriminatoires sur le plan racial. Selon INTERCEDE, « pour demander le statut d’immigrant reçu, une femme a besoin d'un certificat attestant qu’elle ait reçu des enseignements en travaux ménagers ou en matière de garde d’enfants... des qualifications que les Antillaises et les Philippines, qui constituent la majorité des employées domestiques temporaires, n’ont pas ». Au lieu de cela, les "améliorations" proposées par Axworthy signifient qu’« un groupe restreint de nounous du Royaume-Uni et d'Europe du Nord peuvent obtenir le statut d’immigrant reçu, tandis que les femmes noires et asiatiques continueront d'être exploitées ». Le comité ad hoc a donc cherché à modifier ce "système de points" discriminatoire et a poussé Axworthy à mettre en place une voie équitable pour l'obtention du statut d’immigrant reçu.8
Le comité ad hoc rencontre cependant des difficultés dans l’organisation des travailleuses domestiques philippines, en partie en raison de l’isolement que créent leurs conditions de travail. Contrairement à l'organisation syndicale traditionnelle, qui peut être menée sur le lieu de travail, le comité ad hoc doit approcher les travailleuses domestiques durant le peu de temps libre dont elles disposent, et en dehors du domicile de leur employeur. Selon Martha Ocampo, une militante philippine (membre du conseil d'administration d'INTERCEDE), Coco Tarape-Diaz était particulièrement douée pour ce type d'organisation communautaire :
- Coco était l'une des travailleuses qui ne craignait pas de parler de son emploi. Comme je l'ai dit précédemment, peu de personne était fière de parler du travail ménager, mais Coco n'avait pas peur et n'avait pas du tout honte d'en parler. Pas du tout. Elle ne se souciait pas de savoir qui vous étiez. Elle s’adressait à vous pour s'assurer que vous compreniez ce qu'elle essayait de dire... Elle était également très présente dans la communauté philippine.
- Elle savait comment approcher les gens et était très, très, très amicale. Il lui suffisait d'être assise dans le TTC [Commission de transport de Toronto], dans le bus, pour savoir que quelqu'un était une travailleuse domestique, et elle entamait déjà la conversation. Elle était vraiment douée pour cela. Elle est donc devenue une excellente défenseure des droits des travailleuses domestiques... et c'était une bonne conteuse. Elle ne craignait pas de parler, parfois son anglais n'était pas le meilleur, mais elle n'avait pas du tout honte.9
« Pour mener à bien notre action d'éducation communautaire », explique Coco, « nous avons participé à toutes les activités possibles pour parler du statut d’immigrant reçu... dans les rencontres sociales, les pique-niques, etc. Nous avons profité de toutes les occasions pour obtenir des signatures pour notre pétition10 ». En outre, le journal philippin canadien Balita et le journal de la communauté noire Contrast ont joué un rôle essentiel dans la diffusion des informations relatives à la campagne.
Le Comité ad hoc a également dû lutter contre les forces pro-Marcos au sein de la communauté philippine canadienne, telles que des menaces d'expulsion proférées par le consulat philippin. Velasin-Cusipag, par exemple, rapporte que « la droite philippine a beaucoup étiqueté le mouvement comme communiste ; il y a eu beaucoup de provocations ; beaucoup de rumeurs. Avant chacune de nos manifestations, nous recevions de nombreux appels téléphoniques menaçants : "Vous allez être expulsées", "Vous allez perdre votre emploi", "Vous allez être inscrites sur la liste noire" ». De même, bien que Zeny Dumlao ait contribué à la création de la Filipino Homemaker's Association (FHA), elle a été publiquement évincée par un autre membre, le Dr. Portugal, en 1981 : « J'ai été expulsée de la FHA pour l'avoir affaiblie en rejoignant les "radicaux" de l'IAFP et le comité ad hoc pour l’obtention du statut d’immigrant reçu... Devant tous les responsables de la PHA, il m'a dit que tout ce que nous obtiendrions d'Axworthy était de la S.H.I.T. J'ai répondu que nous y allions et que nous n'en reviendrions pas avec de la merde". Dumlao a ensuite créé la Philippine Women's Guild, où elle a été rejointe par de nombreuses travailleuses domestiques qui avaient été impliquées dans la FHA.11
Les "campagnes de diffamation" menées par les partisans de la dictature de Marcos étaient très répandues au sein de la communauté philippino-canadienne. Certains téléphonaient directement aux travailleuses pour les "avertir" qu'elles ne devaient pas assister à des rassemblements alors qu'elles étaient employées avec des visas temporaires ; d'autres téléphonaient aux employeurs pour les informer des activités de leurs employées pendant leur temps libre.12 Au cours de l'été 1981, Canada Asia Currents a rapporté que le régime Marcos avait aussi bénéficié de l’exploitation des travailleuses philippines titulaires de permis de travail temporaire au Canada : « Obligées de s'enregistrer auprès de l'Overseas Employment Development Board (OEDB), basé à Manille, les travailleuses devaient s’assurer de remettre 30 % de leurs revenus en dollars aux Philippines ». Selon la publication, le gouvernement philippin a commencé à envoyer des travailleuses qualifiées et semi-qualifiées à l'étranger au début des années 1970 « pour "exporter le mécontentement social" qui s'est aggravé avec l'imposition de la loi martiale... Mais lorsque les dollars ont commencé à arriver, le gouvernement a vu qu'il pouvait s'agir d'une bonne source pour payer les énormes factures des importations de pétrole qui ont totalisé environ 2 milliards de dollars l'année dernière."13
Le fait que les femmes philippines titulaires d'un permis de travail temporaire n'aient pas cédé aux pressions d'une dictature autoritaire témoigne de leur force, de leur détermination et de leur unité. Aux côtés d'autres organisations de travailleurs domestiques, les efforts du comité ad hoc ont finalement conduit le bureau d'Axworthy à mettre en œuvre le Programme concernant les aides familiaux résidants à la fin de l'année 1981, programme qui a été réintroduit sous le nom de Programmes d’aides familiaux résidants (PAFR) en 1992. Même dans le cadre de ce programme, les travailleuses domestiques ont continué à subir des discriminations et des abus de la part de leurs employeurs. Contrairement aux autres travailleurs qui arrivent au Canada avec le statut de résident permanent, les travailleuses domestiques sont tenues de travailler comme aides familiales pendant deux ans avant que leur demande de statut d’immigrant reçu ne soit envisagée. Ces exigences placent les travailleuses domestiques dans une situation d'exploitation qui n'est pas tout à fait différente de la servitude. Bien que les travailleurs domestiques de nos jours soient souvent qualifiés de "travailleurs essentiels", ces politiques continuent de dévaloriser le travail ménager.14
Cette année, les Archives des femmes de l'Université d'Ottawa souhaitent célébrer les femmes immigrantes et leur contribution à l’amélioration des droits humains au Canada. Ceci est la première partie d'une série d’articles de blog sur la lutte des années 1980 pour les droits des travailleuses domestiques, menant à la célébration de la Journée internationale des travailleurs domestiques le 16 juin 2024. Visitez le site https://migrantrights.ca/ pour en savoir plus sur la lutte en cours pour les droits des travailleurs migrants et exiger le #StatusforAll.
** Note sur les conventions d'appellation : Dans les archives, certaines femmes apparaissent sous plusieurs noms de famille en raison de changements d'état civil. L'auteur a combiné ensemble dans cet article, les noms de famille rencontrés pour un même individu afin de faciliter la recherche ; cela ne signifie pas que les femmes mentionnées utilisaient simultanément ces noms combinés ensemble.
Notes
1. Official Gazette of the Philippines, “The Fall of the Dictatorship,” https://www.officialgazette.gov.ph/featured/the-fall-of-the-dictatorship/
2. Marilyn Barber, "Domestic Service (Caregiving) in Canada" (7 février 2006) https://www.thecanadianencyclopedia.ca/en/article/domestic-service
3. Judith Ramirez, intervieweuse. "Expelled 'radical' domestics fight the Filipino right", The Toronto Clarion (12 mars 1982) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS2-F17
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Barber, "Domestic Service (Caregiving) in Canada".
7. "INTERCEDE lance sa campagne avec 1 400 lettres", Contrast (21 août 1981) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F14
8. Ibid.
9. Franca Iacovetta, intervieweuse. "Filipina Activists/Organizing Domestic Workers : Intercede". Entretien oral avec Martha Ocampo, Cenen Bagon, Anita Fortuno et Genie Policarpio. RiseUp ! Feminist Digital Archive, https://riseupfeministarchive.ca/collection-women-unite/filipina-activists-organizing-domestic-workers-intercede/
10. Ramirez, interviewer. Les domestiques "radicaux" expulsés combattent la droite philippine".
11. Ibid.
12. Ruben J. Cusipag, "Well-covered by Canadian media, rally helps push meet with Axworthy", Balita (1 juin 1981) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS3-F14
13. "Filipino domestics wage massive drive for landed status", Canada Asia Currents (été-automne 1981) Archives et collections spéciales, Université d'Ottawa, 10-094-S2-SS2-F17
14. Barber, "Domestic Service (Caregiving) in Canada" ; Franca Iacovetta, interviewer. "Filipina Activists/Organizing Domestic Workers : Intercede".