Le 19 décembre 1977, le Committee Against the Deportation of Immigrant Women (CADIW) organise sa toute première manifestation et conférence de presse à l'hôtel de ville de Toronto. Lors de cette conférence de presse, organisée conjointement avec Women Against Violence Against Women (WAVAW), la porte-parole du CADIW, Sherona Hall, explique que le groupe s'est formé « en réponse à la discrimination et au harcèlement croissants auxquels sont confrontées les femmes immigrées ».1 En plus de mener « la lutte pour les droits humains et démocratiques des femmes immigrées », CADIW s'est opposé avec véhémence aux procédures d'expulsion d'un groupe de travailleuses immigrées, connues sous le nom des « Sept mères jamaïcaines ».2 En réunissant les femmes immigrées sous le slogan « assez bien pour travailler, assez bien pour rester », le CADIW et les Sept mères jamaïcaines ont contribué à façonner et à organiser le mouvement plus large de défense des droits des travailleuses domestiques qui s'est développé à Toronto au début des années 1980.3
Makeda Silvera, militante du CADIW et cofondatrice de Sister Vision Press, a beaucoup écrit sur les droits des femmes immigrées. Elle témoigne que son amie et collègue Sherona Hall était très impliquée dans la communauté noire de Toronto depuis le début des années 1970. Hall travaillait notamment comme avocate et « organisant des manifestations pour protester contre les fusillades de la police et d'autres injustices ».4 Immigrée de Kingston, en Jamaïque, Hall soutenait que le gouvernement attribuait la crise de l'emploi au Canada aux immigrés, punissant ainsi ces travailleurs pour « sa propre mauvaise gestion économique ».5 Le Toronto Committee Against Racism a fait une déclaration similaire dans son tract de 1978 intitulé « Save the Seven » (Sauvez les Sept) :
La décision arbitraire d'expulser ces femmes, toutes noires, parce qu'elles n'ont pas inscrit tous leurs enfants sur leur demande d'immigration au Canada, s'inscrit dans la politique d'immigration de plus en plus raciste du gouvernement. De telles actions, ainsi que les efforts du gouvernement pour rendre les immigrés responsables du chômage provoqué par la récession économique, encouragent en fait le racisme dans tout le pays. Ces femmes, Lola Anderson, Eliza Cox, Carmen Hyde, Elaine Peart, Gloria Lawrence, Elizabeth Lodge et Rubina White, toutes immigrées, sont arrivées au Canada à un moment où l'on avait besoin de leur main-d'œuvre. Toutes ces mères travaillent pour subvenir aux besoins de leurs enfants qui vivent toujours en Jamaïque. Elles méritent votre soutien et, face au plan du gouvernement qui utilise le racisme pour diviser la classe ouvrière, les travailleurs de tout le Canada ont fait preuve d'un soutien extraordinaire.6
Les sept mères jamaïcaines étaient menacées d'expulsion pour avoir chacune omis de déclarer des enfants à charge sur leurs formulaires d'immigration, même si ces enfants ne les avaient pas accompagnées au Canada. Selon Erica Lawson, professeure à l'université Western, ces procédures reflètent l'héritage du West Indian Domestic Scheme (WIDS), un accord conclu entre le gouvernement canadien et les gouvernements de plusieurs pays anglophones des Caraïbes, qui a duré de 1955 à 1967. Le WIDS visait à remédier à une grave pénurie de travailleurs domestiques au Canada tout en fournissant des emplois aux femmes des Caraïbes. Ces dernières aux prises des crises économiques causées par l'intervention impérialiste de l'Amérique du Nord dans les Antilles, luttaient également contre l'héritage de la violence coloniale britannique dans leur région. Pour bénéficier du programme WIDS, les femmes devaient avoir entre 18 et 40 ans, être célibataires et « ne pas avoir d'enfants mineurs ni d'union de fait ».7 Au bout d'un an, ces femmes pouvaient demander le statut de résident permanent et étaient alors autorisées à travailler en dehors de la sphère domestique.
Le WIDS avait officiellement pris fin avant que les procédures d'expulsion ne soient engagées à l'encontre des sept mères jamaïcaines. Cependant, selon Lawson, la construction et la réglementation du programme, qui considère les femmes noires comme des mères célibataires « immorales » et donc comme des fardeaux potentiels pour l'État canadien, ont influencé les décisions des fonctionnaires de l'immigration pour les années à venir. Lawson affirme que « les critères réductionnistes d'entrée au Canada reflétaient la trépidation de l'État à l'égard des corps racialisés, qui étaient perçus comme des menaces pour une communauté blanche imaginaire. Il est important de noter que le refus des femmes de retourner en Jamaïque était motivé par des engagements financiers sous forme d'envois de fonds [à leurs familles restées au pays] et par leurs responsabilités maternelles ».8 En s'engageant à lutter contre leur ordre d'expulsion, ces femmes ont rendu visibles les politiques d'immigration racistes du Canada et ont mis en évidence l'exploitation et la dévaluation du travail des femmes noires par l'État canadien. Pour reprendre les mots d'Elaine Peart, « nous avons été amenées ici pour nettoyer les maisons des riches et maintenant que nous ne nettoyons plus les maisons des riches, vous voulez nous expulser ».9 En outre, les Sept mères jamaïcaines ont incité de nombreuses Canadiennes à se battre pour les problèmes des femmes immigrées sous la bannière de la solidarité maternelle.
La CADIW ne se contente pas de soutenir les femmes immigrées par le biais de conférences de presse, d'interventions et de rassemblements de protestation, elle lance également une campagne de collecte de fonds pour garantir une représentation juridique aux femmes des Caraïbes menacées d'expulsion. Selon une circulaire de la CADIW datant de 1977, « les femmes immigrées qui luttent contre des mesures d'expulsion paient des milliers de dollars en honoraires d'avocats et en frais de justice et, dans de nombreux cas, perdent leur emploi en raison du temps excessif qu'elles consacrent à des enquêtes et à des réunions avec des fonctionnaires de l'immigration ».10 Avant même que la procédure d'expulsion ne soit engagée à l'encontre des sept mères jamaïcaines, les fonctionnaires de l'immigration avaient déjà commencé à « sévir » contre les femmes immigrées, en particulier les femmes originaires des Caraïbes. Selon Hall, en 1977, « un fonctionnaire du département de l'immigration aurait déclaré qu'environ quarante pour cent des cas d'expulsion en cours au département de l'immigration concernaient des mères jamaïcaines ».11 En outre, de nombreuses femmes des communautés antillaises et indiennes de Toronto ont témoigné de la brutalité des agents de l'immigration qui envahissaient leurs maisons, fouillaient leurs biens et faisaient même usage de violence physique dans leur poursuite des « immigrés illégaux ».12
Dans ses écrits pour le CADIW, Hall a élaboré des arguments en faveur des Mères jamaïcaines à travers un cadre analytique anti-impérialiste :
Les immigrants, principalement ceux des pays du tiers monde, ont été utilisés comme source de main-d'œuvre bon marché dans ce pays par des entreprises canadiennes telles que Noranda Mines, Inco, Falcon Bridge, Alcan, et des institutions financières telles que la Banque de Nouvelle-Écosse et la Banque canadienne impériale de commerce, qui réalisent des "investissements impérialistes massifs dans les pays du tiers monde". Des hommes et des femmes des Caraïbes et d'Amérique latine, par exemple, sont contraints de travailler pour 40 dollars par mois en moyenne dans des usines et des mines appartenant à des sociétés canadiennes. En période d'expansion économique au Canada, ces mêmes hommes et femmes sont encouragés à émigrer et à travailler dans ce pays à des salaires inférieurs aux normes. Les emplois que les travailleurs canadiens sont réticents à accepter, comme le nettoyage des hôtels et des bureaux, le lavage de la vaisselle, le travail dans les usines et la construction, ont toujours été occupés par des immigrés.13
En outre, elle a déclaré qu'alors que le Canada « donne une centaine de millions de dollars d'aide au gouvernement jamaïcain, il expulse simultanément un grand nombre de mères et d'enfants jamaïcains vers la Jamaïque, créant ainsi un fardeau économique accru pour l'économie jamaïcaine ».14
L'analyse historique de Lawson permet de clarifier la critique de Hall sur « l'aide financière » occidentale aux « pays du tiers monde ». Par exemple, lorsque le Fonds monétaire international (FMI) a accordé un prêt à la Jamaïque pour faire face à la crise économique du pays en 1978, il l'a fait à condition que le gouvernement mette en œuvre des programmes d'ajustement structurel (PAS). Les PAS impliquaient des mesures d'austérité telles que le licenciement de fonctionnaires, la réduction des services publics et l'ouverture du pays aux produits étrangers bon marché. Si ces programmes ont profité aux entreprises internationales par le biais de la « libéralisation du commerce », ils ont eu un effet néfaste sur les pauvres des villes du pays, en particulier sur les femmes qui avaient désormais un accès réduit à l'emploi, un accès limité aux services sociaux et une demande accrue de leur temps parce qu'elles devaient trouver de nouvelles façons de subvenir aux besoins de leur famille.15
L'immigration des femmes jamaïcaines au Canada profitant à la fois au gouvernement jamaïcain (grâce aux envois de fonds au pays) et au gouvernement canadien (grâce au maintien d'un réservoir de main-d'œuvre domestique bon marché), les autorités jamaïcaines avaient dit aux sept mères jamaïcaines qu'elles ne devaient pas déclarer d'enfants à charge sur leurs formulaires d'immigration.16 Le gouvernement canadien s'est toutefois comporté comme s'il s'agissait d'un mensonge délibéré orchestré par les femmes elles-mêmes. Notant que ce sont les femmes des Caraïbes, et non les hommes, qui sont le plus souvent visées par les mesures d'expulsion, Hall fait valoir que les immigrantes ne sont pas seulement menacées par la discrimination sexiste liée à la ghettoïsation, aux bas salaires, à la réduction des services sociaux et à l'oppression dans leur situation familiale, mais qu'elles sont également « menacées par le double coup du racisme et du sexisme. Elles sont discriminées parce qu'elles sont des femmes, des immigrantes et, dans le cas des Antillaises, parce qu'elles sont également noires. »17
En janvier 1979, les sept mères jamaïcaines ont été contraintes de quitter le pays et de retourner en Jamaïque. Six mois plus tard, elles ont pu rentrer au Canada grâce à des permis délivrés par le ministre de l’Emploi et de l'immigration.18 En luttant contre leur ordre d'expulsion, les Sept mères jamaïcaines ont contribué à faire connaître les liens entre le racisme, le sexisme et l'impérialisme. Avec le CADIW, elles ont été l'un des premiers groupes de femmes à réclamer des changements dans les lois canadiennes sur le travail et l'immigration. Le slogan "assez bien pour travailler, assez bien pour rester" est devenu un cri de ralliement pour les travailleurs immigrés et a été repris avec enthousiasme par la campagne d'INTERCEDE en faveur du statut de résident permanent, qui a débuté en 1979 et s'est poursuivie tout au long du début des années 1980.
Cette année, les Archives des femmes de la Bibliothèque de l'Université d'Ottawa souhaitent célébrer les femmes immigrées et leur contribution à l'obtention des droits de l'homme au Canada. Ceci est la troisième partie d'une série de billets de blog sur la lutte des années 1980 pour les droits des travailleurs domestiques, menant à la célébration de la Journée internationale des travailleurs domestiques le 16 juin 2024. Visitez le site migrantrights.ca pour en savoir plus sur la lutte en cours pour les droits des travailleurs migrants et exiger le #StatusforAll.
Notes
1. Sherona Hall, " Annonce d'une conférence de presse " (19 décembre 1977), Comité contre l'expulsion des femmes immigrantes (CADIW), Collection CMWA, Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa, 10-001-S1-F629.
2. Sherona Hall, lettre circulaire (28 décembre 1977), Comité contre l'expulsion des femmes immigrantes (CADIW), collection CMWA, Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa, 10-001-S1-F629.
3. Erica Lawson, "The Gendered Working Lives of Seven Jamaican Women in Canada: A Story about "Here" and "There" in a Transnational Economy ", Feminist Formations, vol. 25, no. 1 (printemps 2013) 138-156.
4. Makeda Silvera, "Sherona Hall 26 avril 1948-30 décembre 2006 : A Tribute", Études canadiennes des femmes, vol. 25, no. 3, https://cws.journals.yorku.ca/index.php/cws/article/view/5912/5101
5. Hall, lettre circulaire (28 décembre 1977).
6. Comité contre le racisme, tract "Save the Seven", Collection CMWA, Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa, 10-001-S1-F629
7. Lawson, "The Gendered Working Lives of Seven Jamaican Women", 139.
8. Lawson, "The Gendered Working Lives of Seven Jamaican Women", 141.
9. Elaine Peart citée dans Lawson, "The Gendered Working Lives of Seven Jamaican Women", 139.
10. Hall, lettre circulaire (28 décembre 1977).
11. Ibid.
12. Ibid.
13. Sherona Hall, " CADIW Position Paper " (c. 1977), Comité contre l'expulsion des femmes immigrantes (CADIW), Collection CMWA, Archives et collections spéciales de l'Université d'Ottawa, 10-001-S1-F629.
14. Ibid.
15. Lawson, "The Gendered Working Lives of Seven Jamaican Women", 146-147.
16. Hall, "CADIW Position Paper" (c. 1977) ; Lawson, "The Gendered Working Lives of Seven Jamaican Women", 139.
17. Hall, "CADIW Position Paper" (c. 1977).
18. Lawson, "The Gendered Working Lives of Seven Jamaican Women", 150.