Sur le plan politique, en particulier aux États-Unis, d’où je viens, nous sommes divisés en deux camps : libéraux d’un côté, conservateurs de l’autre. Nous formons des liens affectifs avec ces étiquettes, au point qu’elles deviennent partie intégrante de notre identité. Elles nous donnent le sentiment de faire partie d’un groupe, et nous fournissent des raisons d’exclure certaines personnes que nous percevons comme différentes de nous.
Ces divisions sont nuisibles. Aux États-Unis, elles ont même suscité des flambées de violence, comme on l’a vu dans les affrontements entre les partisans du président actuel et ses opposants. À une échelle plus intime, elles créent des fossés au sein des familles ou des ruptures entre amis. Dans le cadre de mes activités de recherche et d’enseignement, je m’interroge sur la manière de les surmonter. Comment peut-on amener quelqu’un à changer d’avis une fois qu’il a investi son identité dans le groupe auquel il s’est joint, en particulier si ce groupe nous exclut?
L’une des difficultés tient à la manière paradoxale que nous avons de réagir aux idées nouvelles. Nous habitons tous des univers symboliques, en ce sens que nous sommes constamment en train d’interpréter ce que nous voyons ou les interactions dans lesquelles nous sommes engagés. Nous interprétons non seulement ce que disent les autres, mais aussi pourquoi et comment ils le disent. Nous nous basons pour ce faire sur un ensemble de facteurs, dont nos rapports avec ces personnes, les conversations que nous avons eues avec elles dans le passé, sans parler de nos conversations avec d’autres personnes ou de ce que nous entendons ou lisons dans les médias. Chacun de nous voit son univers symbolique comme stable et complet, fournissant des explications toutes faites pour à peu près n’importe quoi. C’est une simple question de bon sens. Le paradoxe est là. Quand quelqu’un nous présente des idées nouvelles, nous les évaluons à la lumière de ce que croyons déjà savoir. Dans cette perspective, elles nous paraissent absurdes parce que nouvelles. C’est un paradoxe que les chercheurs en sciences de l’éducation ont mis en évidence il y a déjà près de 40 ans. Les dés sont pipés : devant des idées nouvelles, nous sommes forcés d’avoir recours aux outils conceptuels que nous possédons déjà. Mais si nous avions les outils adéquats, alors ces idées ne seraient pas nouvelles pour nous.
“Chacun de nous voit son univers symbolique comme stable et complet, fournissant des explications toutes faites pour à peu près n’importe quoi. C’est une simple question de bon sens.”
Alors que faire? Je ne suis pas le premier à poser cette question, bien entendu. Le philosophe Aristote, qui s’intéressait au langage et à l’art oratoire, l’a posée il y a deux millénaires dans son traité sur la rhétorique, qu’il définit comme « la faculté de discerner, pour chaque cas, ce qui est susceptible de persuader. » Il voulait dire par là que les outils que nous utilisons dépendent des circonstances. On ne saurait disposer une fois pour toutes d’arguments qui convaincront n’importe qui, n’importe quand. On doit chaque fois s’adresser aux personnes réelles en chair et en os qui se trouvent devant nous. Il existe cependant des questions que l’on peut se poser pour déterminer la meilleure manière de procéder. Comment dois-je parler pour me rendre crédible aux oreilles de mes auditeurs? Quels sentiments ces derniers sont-ils susceptibles d’éprouver, et comment puis-je faire appel à leurs émotions? Quelles preuves puis-je leur présenter, et comment dois-je formuler mon argument pour le rendre convaincant?
“On ne saurait disposer une fois pour toutes d’arguments qui convaincront n’importe qui, n’importe quand. On doit chaque fois s’adresser aux personnes réelles en chair et en os qui se trouvent devant nous.”
Mais que signifient ces questions à l’heure actuelle? Contrairement à nous, Aristote n’avait ni la télévision ni Internet. L’un des outils qui nous restent est l’humour : les blagues sont plus puissantes qu’on ne pourrait le croire. Elles agissent en disant deux choses à la fois. Dotées d’un sens littéral et d’un sens ironique, elles nous font rire parce nous voyons ces deux aspects en même temps. Autrement dit, pendant un bref moment, elles nous font sortir de notre univers symbolique en nous amenant à voir l’objet de la plaisanterie sous un angle nouveau. En outre, comme le rire est agréable, il tend à dissiper le malaise que certaines idées nous inspirent. Comme je l’écrivais dans un livre que j’ai publié en 2017, c’est ce principe qui a guidé Zarqa Nawaz et ses collaborateurs lorsqu’ils ont créé Little Mosque on the Prairie, la comédie de situation sur des musulmans vivant en Saskatchewan qui a connu six saisons à la CBC (la mesure dans laquelle l’émission a atteint son objectif mériterait toutefois d’être examinée de près).
D’autres stratégies sont également possibles. Un chapitre du livre que je suis en train d’écrire porte sur le travail de l’artiste de performance russe Petr Pavlenskii, connu surtout pour ses « actions » (comme il les appelle) au cours desquelles il s’inflige une douleur intense afin de déstabiliser ses spectateurs. Ces actions font souvent intervenir les spectateurs eux-mêmes, dans l’espoir de les forcer à reconnaître leur rôle dans les injustices qu’il dénonce. La plus réussie, dans cette optique, est une action de 2014 intitulée Liberté. Elle consistait à mettre le feu à des pneus sur un pont de Saint-Pétersbourg afin d’exprimer une solidarité avec les manifestants anti-Russie à Kiev. Arrêté et interrogé, Pavlenskii a accompli quelque chose de surprenant au cours de l’interrogatoire en trois parties qu’il a subi (et qu’il a d’ailleurs enregistré et publié). Il a non seulement convaincu son interrogateur de voir Liberté comme une expression politique, plutôt que comme un acte de vandalisme, mais il a amené l’interrogateur à se voir lui-même comme un rouage dans une machine qui le dépassait. L’homme a quitté la police, est retourné aux études pour devenir avocat spécialisé en droits de la personne et s’est offert pour défendre Pavlenskii en justice!
“Ces actions font souvent intervenir les spectateurs eux-mêmes, dans l’espoir de les forcer à reconnaître leur rôle dans les injustices qu’il dénonce”
Quel est l’objectif de mes recherches, en définitive? Tout le monde n’aura pas autant de succès que Pavlenskii pour amener les autres à changer d’avis. La majorité des gens ne créeront pas non plus de comédie de situation diffusée pendant six saisons à la CBC. Mon objectif, par conséquent, est de nous aider à trouver des moyens d’humaniser les autres, ce qui implique de reconnaître que nous aussi, nous devons nous efforcer de voir le monde dans une perspective nouvelle. Nous aussi, nous devons être prêts à changer d’avis. J’espère en tout cas favoriser l’empathie, ou du moins donner aux gens des raisons de ne pas juger les autres de manière hâtive. Les divisions que nous avons créées ne cesseront pas d’exister. Elles font trop partie de notre identité pour disparaître, et de plus, le sentiment d’appartenance qu’elles nous procurent a aussi ses bons côtés. Aussi, j’espère plutôt trouver des moyens de persuader chacun de voir les autres comme davantage que les étiquettes qu’ils se donnent eux-mêmes. Au risque de sembler trop dramatique, je dirais qu’il s’agit là d’un des plus importants défis que nous avons à relever aujourd’hui. Notre avenir même en dépend.