Or, elle n’en fit rien, de sorte que les droits constitutionnels des peuples autochtones n’ont connu aucune avancée jurisprudentielle. En revanche, les prérogatives constitutionnelles des provinces ont, quant à elles, subi un recul majeur de nature à inquiéter les tenants d’un fédéralisme équilibré au Canada. Au moment du décompte des gains et des pertes, seul Ottawa peut se targuer d’avoir triomphé sans partage.
La loi fédérale contestée
L’affaire a pour origine la contestation par le gouvernement du Québec de la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis (communément appelée la loi C-92). Cette loi établit d’abord des normes nationalesen matière de fourniture de services aux enfants et aux familles autochtones qui s’imposent notamment aux organismes provinciaux de protection de l’enfance et les autorités autochtones éventuelles (art. 9 à 17). Le législateur vient aussi reconnaître le droit ancestral des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale aux fins de l’article 35 et affirmer que ce droit comprend une compétence relative aux services aux enfants et aux familles autochtones (art. 8a), 18(1)). Finalement, la loi prévoit l’élaboration de textes législatifs autochtones et en fait des lois fédérales qui ont prépondérance sur la plupart des lois fédérales et sur les lois provinciales (art. 20 à 23).
Deux principaux griefs ont été formulés par le Québec à l’égard de cette loi : (1) l’imposition de normes nationales en matière de protection de l’enfance excédait les compétences législatives fédérales et (2) l’affirmation du droit ancestral à l’autonomie gouvernementale constituait une tentative illicite de déterminer le contenu de la constitution, ce qui ne peut être fait que par le pouvoir constituant ou par les tribunaux dans leur rôle d’interprètes de la loi fondamentale.
La question du droit à l’autonomie gouvernementale reste irrésolue
Nul ne peut douter que la reconnaissance d’un tel droit par la plus haute cour du pays aurait constitué un tournant historique dans la relation entre les peuples autochtones et la Couronne.
Elle aurait en effet consacré l’existence d’un troisième ordre de gouvernement reconnu et protégé par la constitution canadienne. Forts de leur autonomie constitutionnellement protégée, les peuples autochtones auraient alors été à même de faire prévaloir leurs normes en cas de conflit avec la loi provinciale, ou fédérale, à moins que le gouvernement ait pu démontrer la justification de passer outre la loi autochtone – justification fort difficile à établir.
Consciente sans doute que la question d’un troisième ordre de gouvernement autochtone constitue un enjeu aux dimensions systémiques exceptionnelles, la Cour suprême a cherché une voie lui permettant d’en différer la résolution, tout en faisant progresser quelque peu l’autonomie autochtone. Cette voie, elle l’a trouvée dans les règles du partage fédératif des compétences.
La reconnaissance législative fédérale, et non l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, comme fondement de l’autonomie autochtone
La Cour déclare qu’elle n’a pas à trancher la question de l’existence ou non d’un droit ancestral à l’autonomie gouvernementale pour statuer sur la constitutionnalité de la loi fédérale. Sans hésitation, elle rattache la question de l’autonomie autochtone en matière de protection de la jeunesse à la compétence fédérale relative aux « Indiens » en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867. Par conséquent, même si l’application de la loi provinciale sur la protection de la jeunesse aux enfants et aux familles autochtones a été d’ores et déjà été admise par la jurisprudence de la Cour, le principe du « double aspect » rend possible la coexistence de lois fédérale et provinciale valides en la matière.
De plus, selon la Cour, la reconnaissance fédérale d’une compétence autochtone en vertu de l’article 35 n’empiète pas sur le rôle du pouvoir constituant, car elle n’a qu’une valeur législative et ne vient en rien modifier la constitution. Cette reconnaissance a toutefois un plein effet législatif et produira des effets concrets en droit fédéral.
La Cour estime également que l’incorporation par renvoi des textes législatifs autochtones dans la loi fédérale est un procédé accepté depuis longtemps dès lors que les textes portent sur une matière relevant de la compétence fédérale. Quant aux dispositions de la loi proclamant la prépondérance des lois autochtones (devenues fédérales) sur les lois provinciales en cas de conflit, elles ne font que rappeler le principe constitutionnel autonome de la prépondérance des lois fédérales.
En définitive, la Cour évite d’ancrer dans l’article 35 la compétence législative autochtone en matière de services à l’enfance; elle se contente de lui reconnaître un fondement législatif en droit fédéral au regard du partage des compétences. Sommes-nous en présence d’un développement majeur que les peuples autochtones devraient célébrer?
La reconnaissance de la compétence autochtone peut être révoquée au bon plaisir du Parlement, ce que reconnaît d’ailleurs la Cour. Le gain dont peuvent se targuer les Autochtones reste donc fort relatif. Il en va d’autant plus ainsi que, si on applique le jugement de la Cour, les peuples autochtones n’ont aucune possibilité de contester la constitutionnalité des nombreuses contraintes et limites que la loi fédérale impose à l’exercice de leur compétence. Ce n’est en effet que si leur autonomie découle d’un droit ancestral protégé constitutionnellement qu’ils peuvent tenter de faire déclarer inopérante la restriction législative de leur autonomie.
Les normes nationales, instrument d’une hégémonie fédérale?
Les normes nationales énoncées dans la loi ne viennent-elles pas dicter aux provinces la manière dont elles doivent exercer leur compétence législative constitutionnellement reconnue en matière de protection de la jeunesse? L’application combinée du double aspect et de la prépondérance fédérale autorise-t-elle Ottawa à contrôler l’exercice d’un pouvoir provincial souverain?Curieusement, la Cour ne voit en fait aucun obstacle constitutionnel à l’opposabilité des normes nationales aux autorités provinciales. Ces normes ne seraient qu’un exemple de plus d’une loi fédérale s’appliquant à la Couronne provinciale.
Or, la Cour fonde essentiellement cette conclusion sur une jurisprudence antérieure qui concernait l’applicabilité de lois fédérales aux activités provinciales intervenant dans un champ de compétence fédérale exclusive, comme les télécommunications.
La situation est toute autre lorsqu’Ottawa tente de superviser l’usage d’une compétence provinciale souveraine, comme la compétence en matière de protection de la jeunesse. Le principe du fédéralisme exclut qu’un ordre de gouvernement soit subordonné à l’autre pour des matières relevant de sa compétence. La Cour aurait pu faire une interprétation plus équilibrée de la compétence fédérale qui habilite certes Ottawa à mettre en place son propre système de protection de la jeunesse autochtone, comme il peut créer des écoles autochtones, mais qui ne l’autorise pas nécessairement à déterminer l’orientation et le contenu des lois provinciales valides.
Il résulte de la décision de la Cour qu’Ottawa devient le chef d’orchestre en matière de protection de la jeunesse. Le Parlement fédéral peut désormais dicter tant aux peuples autochtones qu’aux provinces les règles à suivre. Or, une telle dynamique de tutelle fédérale n’est nullement nécessaire pour assurer l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones, ni même pour donner une substance réelle à la compétence fédérale.
Certes, les services provinciaux de protection de la jeunesse n’ont guère été sans faille dans la manière dont ils sont intervenus auprès des familles et des enfants autochtones. Au Québec, les conclusions des commissions Viens et Laurent sont particulièrement probantes à cet égard.
Cependant, les règles du partage constitutionnel des compétences ne sont pas là pour autoriser un ordre de gouvernement à s’ériger en censeur de la qualité ou de la suffisance des actions souveraines de l’autre ordre de gouvernement. La constitution a prévu d’autres mécanismes pour redresser les éventuels manquements provinciaux de nature à mettre en péril la sécurité, la dignité ou le droit à l’égalité des Autochtones, comme la Charte canadienne des droits et libertés.Les provinces peuvent aussi réformer leurs pratiques par la voie des processus démocratiques qui, dans la durée, sont les plus effectifs. C’est ce qu’a fait le Québec dans la foulée de la commission Viens en ajoutant à la Loi sur la protection de la jeunesse un régime particulier adapté à la spécificité sociale et culturelle autochtone.
En vertu de la décision de la Cour, il semble bien que rien n’empêchera en principe le fédéral d’imposer aux provinces des normes nationales régissant le déploiement de leur compétence en matière de services de santé, d’éducation, de services sociaux et de logement. Les provinces pourront toujours tenter de convaincre les tribunaux que les normes fédérales sont à ce point invasives qu’elles viennent entraver le cœur de leur compétence. La Cour a d’ailleurs pris soin de souligner que les normes fédérales relatives aux services à l’enfance restent très générales et ne sont guère de nature à priver les provinces de leur capacité de faire des choix. Il pourrait en aller autrement si Ottawa se montrait plus dirigiste.
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