Les propos d’un ancien premier ministre ontarien, Dalton McGuinty, étaient très révélateurs à cet égard lorsqu’il affirmait que « Toronto est le moteur de la croissance économique en Ontario et, en grande partie, du Canada » et que « [c]’est un miracle qu’elle ait pu engendrer si longtemps une telle prospérité pour tant de gens, même si elle a vécu avec une camisole de force législative et fiscale qui aurait laissé Houdini pantois »1.
Ces propos pourraient encore être tenus aujourd’hui à l’égard de toute municipalité canadienne, peu importe sa taille; en effet, les provinces, via une législation abondante, encadrent dans les moindres détails l’existence, les finances et les pouvoirs des municipalités.
Trente ans de réformes législatives favorisant l’autonomie locale
Cela dit, les trente dernières années ont vu les municipalités canadiennes traverser d'importantes réformes législatives provinciales visant à leur accorder davantage de pouvoirs et d’autonomie, et ce, malgré les paramètres constitutionnels en place.
L’aspect le plus frappant de ces réformes réside dans la façon dont l’attribution des compétences et pouvoirs aux municipalités a changé. La traditionnelle délégation spécifique, détaillée et restrictive de pouvoirs aux municipalités (sous forme de « liste d’épicerie ») a été transformée en approche plus globale par la création de « sphères de compétence », c’est-à-dire l’énonciation de domaines de compétence où les municipalités sont titulaires de pouvoirs.
C’est avec l’adoption du Municipal Government Act de 1994 de l’Alberta que la méthode a fait son entrée au Canada. Cette méthode s’est répandue pratiquement à l’ensemble du pays et eut un profond impact sur le droit municipal d’un océan à l’autre. Au Québec, la Loi sur les compétences municipales (« LCM »), entrée en vigueur en 2006, s’inscrit dans cette tendance.
La différence entre les deux méthodes de délégation des pouvoirs est majeure. Par exemple, au Québec, alors que les conseils municipaux étaient auparavant habilités à adopter des règlements « pour empêcher qui que ce soit de transporter du feu sur la voie publique, dans un jardin, une cour ou un champ, autrement que dans un vase de métal »2 ou ou pour « prescrire la manière dont la chaux vive ou les cendres doivent être gardées ou déposées »3, ils sont désormais simplement investis du pouvoir d’« adopter des règlements en matière de sécurité »4.
Cette nouvelle méthode, à sa face même, est prometteuse sur le plan de l’autonomie, de l’adaptabilité et de l’innovation réglementaire des municipalités, n’enfermant plus ces dernières dans un carcan aussi rigide qu’auparavant5. À titre d’exemple, pensons à ces municipalités qui adoptent aujourd’hui des règlements sur des matières qui, selon l’ancienne méthode de délégation, ne leur avaient pas nécessairement été spécifiquement conférées, comme l’interdiction des sacs de plastique à usage unique ou l’interdiction de fumer dans une voiture en présence d’enfants.
En parallèle, l’autonomisation judiciaire progressive des municipalités
L’autonomie des municipalités canadiennes dépend aussi largement de la vision que les tribunaux ont du contrôle judiciaire des règlements municipaux.
À ce titre, l’arrêt Shell de 1994, rendu par la Cour suprême la même année qu’entrait en vigueur la nouvelle Municipal Government Act de l’Alberta, constitue le point de départ de toute analyse sur la question. L’opposition nette entre les motifs majoritaires et dissidents dans cette affaire sur le rôle des autorités locales témoigne des deux approches entre lesquelles oscillaient alors les tribunaux : stricte et interventionniste, d’une part, et libérale et déférente, de l’autre. Or, l’importance que prendra par la suite dans la jurisprudence canadienne l’approche libérale du contrôle judiciaire municipal favorisée par la juge McLachlin au nom des quatre juges dissidents est révélatrice d’un changement majeur de paradigme, évoluant en symbiose avec les réformes législatives provinciales.
Dix ans plus tard, la réforme législative albertaine était soumise pour la première fois à l’examen des tribunaux dans l’arrêt United Taxi. Dans un jugement unanime, la Cour suprême a souligné la tendance de plusieurs provinces à opter pour l’approche axée sur les domaines de compétence, insistant sur le fait que l’intention de la réforme albertaine était « d’accroître les pouvoirs des municipalités ».
Encore d'importantes limites...
S’il est incontestable que les développements législatifs et jurisprudentiels décrits ci-dessus ont contribué, au moins en partie, à l’émancipation des municipalités canadiennes, celles-ci demeurent bien sûr assujetties à de nombreuses limites.
Au Québec, rappelons que la LCM ne vise que les pouvoirs dans neuf domaines de compétence (culture, loisirs, activités communautaires et les parcs; développement économique local; production d’énergie et systèmes communautaires de télécommunication; environnement; salubrité; nuisances; sécurité; transport; et, depuis 2024, le logement), alors que les municipalités québécoises sont habilitées en vertu de nombreuses autres lois, dont plusieurs suivent le modèle de la « liste d’épicerie ».
Aussi, la LCM prévoit que toute disposition d’un règlement municipal adopté en vertu de cette loi qui serait « inconciliable » avec une loi ou un règlement provincial est inopérante, un principe jurisprudentiel par ailleurs bien établi.
Ces derniers bémols sont significatifs : la Cour suprême du Canada a toujours rappelé aux municipalités que l’interprétation large des lois municipales ne permet pas d’outrepasser le libellé clair du paragraphe 92(8) de la Loi constitutionnelle de 1867 qui fait des institutions locales, dans toutes leurs dimensions, un objet de compétence provinciale. Cela dit, dans l’histoire du droit municipal au pays, les avancées mentionnés ci-dessus, qui touchent notamment le Québec, sont non négligeables.
En ce sens, les propos de Mosonyi et Baker sont révélateurs, lorsqu’ils affirmèrent : « [n]ous ne dirions pas que les municipalités constituent un 3e palier constitutionnel de gouvernance, mais nous pensons qu’elles pourraient à tout le moins être considérées comme un 2e palier et demi »6!
1:Dalton McGuinty, Dalton McGuinty: Making a Difference, Toronto, Dundurn Press, 2015, p. 67 (nos traductions).
2:Loi sur les cités et villes, RLRQ, c. C‑19, art. 412 (35°) (abrogé) (ci-après « LCV »). L’équivalent se trouvait dans le Code municipal du Québec, RLRQ, c. C-27.1, art. 633 (4°) (abrogé) (ci-après « CM »).
3:LCV, art. 412 (37°) (abrogé). L’équivalent se trouvait au CM, art. 633 (9°) (abrogé).
4: LCM, art. 4(7°) et 62(1).
5: Pour une première analyse des motivations du législateur quant à cette loi, puis à ces effets, voir Benoît Frate et David Robitaille, « Benoît Frate et David Robitaille, « Quinze ans de Loi sur les compétences municipales : contexte, avancées et limites pour l’autonomie locale », dans Barreau du Québec, Service de la formation continue, Développements récents en droit municipal 2022, v. 509, Montréal, Yvon Blais, 2022, 205-240.
6: Samuel Mosonyi et Dennis Baker, « Bylaw Battles: Explaining Municipal-Provincial and Municipal-Federal Win-Rates », (2016) 25 Canadian Journal of Urban Research 11, p. 19 [notre traduction].