Le 23 janvier, à 10 heures du matin à La Haye, la Cour internationale de justice a rendu sa décision sur une demande en indication de mesures provisoires dans l’affaire contentieuse de la Gambie c. Myanmar. À ce moment précis, j’étais à six fuseaux horaires de là — attendant la décision de la Cour avec un groupe de réfugiés rohingyas à Kutupalong, le plus grand camp de réfugiés au monde situé près de Cox’s Bazar au Bangladesh. En nous servant de la connexion Internet limitée d’une clinique (le service de téléphonie cellulaire dans les camps est pratiquement inexistant), nous avons passé en revue le contenu de l’ordonnance à partir des gazouillis et des communiqués de presse des journalistes présents à La Haye : l’affaire sera examinée sur le fond, et la Cour a indiqué quatre mesures provisoires à mettre en œuvre par le Myanmar pour le moment.
Je suis cette affaire de près depuis qu’elle a été portée en justice en novembre 2019, car j’ai fait des recherches sur le génocide des Rohingyas au cours de tout mon parcours d’étudiante en droit. J’ai commencé mon travail sur le sujet en juillet 2018, un mois avant le début de ma première année, en aidant le professeur John Packer (directeur du Centre de recherche et d’enseignement sur les droits de la personne et professeur inaugural de la bourse Neuberger-Jesin pour l’étude de la résolution de conflits internationaux) à organiser un colloque sur les dimensions juridiques de la crise rohingya. J’ai poursuivi des recherches portant sur cette crise pour le professeur Packer au cours de mes études à l’Université d’Ottawa, et j’ai eu l’occasion d’étudier le cas dans mes cours de droit international public, de droits internationaux de la personne et de droit des organisations internationales. Puis, durant mon trimestre de janvier de cette année, j’ai réalisé un projet de recherche dirigée ayant trait au statut coutumier du principe de non-refoulement, en examinant les implications juridiques de l’éventuel rapatriement forcé des réfugiés rohingyas du Bangladesh vers le Myanmar.
Dans ce contexte, on m’a offert la possibilité d’accompagner le professeur Packer lors d’un voyage d’une semaine au Bangladesh. Il devait donner une conférence à la 6e école d’hiver annuelle du Centre d’études sur le génocide de l’Université de Dacca, à l’invitation du directeur du Centre, M. Mofidul Hoque. J’ai eu l’occasion de rencontrer M. Hoque, qui est également le fondateur de l’impressionnant War Liberation Museum, ainsi qu’un certain nombre d’étudiants de cycles supérieurs et de chercheurs du Centre. Le professeur Packer a donné deux conférences distinctes pour les étudiants de l’école d’hiver durant lesquelles il a donné un aperçu de l’affaire de la CIJ et soulevé d’autres dimensions juridiques du génocide rohingya. Nous sommes restés à l’institut où le cours a eu lieu et avons donc eu l’opportunité de rencontrer les organisateurs du cours de l’université de Dacca, ainsi que les étudiants bangladais, népalais, sri-lankais et cambodgiens qui y assistaient. Le professeur Packer a également abordé avec les étudiants les questions liées aux 1,1 million de réfugiés rohingyas qui résident actuellement au Bangladesh, ce qui souleva un débat relatif aux politiques visant à empêcher l’intégration des réfugiés rohingyas et à inciter leur rapatriement (y compris, en particulier, le manque d’éducation formelle et reconnue, et de possibilité de certification dans les camps).
La planification de ce cours d’une semaine tombait à pic : nous sommes arrivés à Dacca le lundi 20 janvier, trois jours avant que la décision de la CIJ ne soit rendue. Dans ce contexte, en plus de donner ses conférences, le professeur Packer a été interviewé par trois grands journaux bangladais et a rencontré des journalistes pour discuter de l’affaire et répondre à des questions de fond : Qu’est-ce que cette affaire représente pour le Bangladesh ? Quelles sont les mesures d’application dont dispose la Cour pour garantir le respect de toute mesure provisoire par le Myanmar ? Quel rôle, le cas échéant, le Conseil de sécurité jouerait-il ultérieurement ? Nous avons également pu rencontrer le ministre des Affaires étrangères du Bangladesh, Son Excellence Masud Bin Momen, et six de ses directeurs généraux, pour qui le professeur Packer a présenté l’affaire de la CIJ et la possibilité pour les États de se joindre à la procédure (en vertu des articles 62 et 63 du statut de la CIJ). Il a également abordé la manière dont l’affaire pourrait affecter les négociations internationales et contribuer à une solution quant à la situation actuelle. En assistant à cette conversation, j’ai eu l’opportunité d’acquérir une perspective unique sur la dimension diplomatique du droit international — une dimension qui, bien qu’elle soit constamment soulignée dans mes études, est difficile à appréhender en salle de classe. J’ai particulièrement été marquée par l’accent mis par le professeur Packer sur les intérêts du Bangladesh, en faisant le parallèle entre la politique relative aux réfugiés et l’opportunité de développement qui en découle — en présentant l’accès à l’éducation et à la formation basée sur les compétences pour les réfugiés rohingyas comme un investissement à long terme qui contribuerait à la paix et stabilité de la région.
Cependant, le moment le plus marquant pour moi demeure celui durant lequel j’ai discuté de l’affaire et de la décision de la CIJ avec les réfugiés rohingyas blottis dans le camp de Kutupalong. Seule une poignée de Rohingyas se trouvait à La Haye pour entendre la décision rendue en personne. Malheureusement, puisqu’il s’agit d’un différend entre États, les Rohingyas n’ont guère la possibilité d’être représentés de manière significative ou même d’être entendus dans l’affaire de la CIJ. Néanmoins, les Rohingyas risquent d’être affectés de manière substantielle par les décisions et les ordonnances de la Cour. Pour les Rohingyas qui sont toujours au Myanmar, cette décision constitue un précédent dans la mesure où, pour la première fois, un tribunal ordonne au Myanmar de prendre des mesures pour protéger les Rohingyas ; l’État a reçu l’ordre de prendre tous les moyens en son pouvoir pour empêcher la perpétration de tout acte de nature génocidaire contre les Rohingyas, et de prendre des mesures efficaces pour empêcher la destruction et assurer la préservation des preuves relatives à l’affaire. Pour les réfugiés rohingyas qui vivent au Bangladesh, l’ordre pourrait bien ouvrir la voie à un futur rapatriement et à d’éventuelles réparations — en plus d’avoir suscité une attention mondiale accrue quant à leur sort.
À notre retour au Canada, et un peu plus d’une semaine après la décision de la Cour, il était saisissant de voir le gouvernement du Bangladesh annoncer qu’il allait commencer à offrir une scolarité et des possibilités de formation professionnelle à tous les enfants rohingyas. Le ministre des Affaires étrangères a déclaré aux journalistes que son gouvernement « a ressenti le besoin de préserver les espoirs d’avenir des enfants rohingyas en leur donnant accès à des programmes d’éducation et de formation professionnelle ».[1]
Nous tenons à remercier les diplômés Edith Neuberger et Norman Jesin de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa (promotion de 1981) pour leur soutien financier à la chaire Neuberger-Jesin sur la résolution de conflits internationaux.
Par Anne-Lise Bloch (L2 - JD 2021)
[1] https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/01/bangladesh-rohingya-children-get-access-to-education/