Après les meurtres de George Floyd, Ahmaud Arbery, Breonna Taylor et d’autres Afro-américains et Afro-américaines aux États-Unis, et les manifestations mondiales à l’appui du mouvement #BlackLivesMatter qui ont suivi, elle a décidé de passer à l’action. Elle a lancé une pétition qui réclame une formation antiraciste obligatoire pour les candidats à l’enseignement, laquelle a suscité un grand intérêt dans les médias sociaux et recueilli des milliers de signatures. Dans cet entretien avec Richard Barwell, le doyen de la Faculté d’éducation, Mme Takara parle de son expérience dans le programme de Teacher Education, du racisme systémique et du besoin urgent de mieux préparer les futurs enseignants et enseignantes à combattre la discrimination dans les salles de classe au Canada.
RB : Qu’est-ce qui vous a incitée à lancer cette pétition?
ST : Tout comme le système policier, notre système d’éducation perpétue une longue tradition de racisme systémique. Ce sujet, et notamment les implications de ce racisme systémique dans notre programme de formation des enseignantes et enseignants à l’Université d’Ottawa, m’a toujours préoccupée. Des personnes dûment formées à l’antiracisme pourraient régulièrement relever des exemples de commentaires racistes dans les cours, et constater que ni les membres du corps professoral ni ceux de la population étudiante ne sont enclins à aborder les questions de race et de discrimination. Or, si c’est ce qui se passe pendant la formation des futurs enseignants et enseignantes, je ne peux m’empêcher d’imaginer que ce malaise se reproduira dans leurs propres salles de classe. Pourtant, n’avons-nous pas une responsabilité particulière à l’égard des jeunes, c’est-à-dire envers les policiers, docteur.es, enseignant.es et dirigeant.es de demain? Il est irresponsable de nous mettre en position d’autorité sans nous avoir d’abord permis de confronter nos propres préjugés envers les personnes et les groupes racialisés, et sans nous apprendre à parler de ces sujets en toute sécurité avec nos élèves. C’est pourquoi, dans ma pétition, je demande à la Faculté d’éducation de faire en sorte que tous les candidats et candidates à l’enseignement suivent un cours sur l’antiracisme.
RB : Je suis d’accord avec l’essentiel de votre lettre et je déplore la présence de racisme dans nos programmes. En ce qui concerne vos observations sur notre programme de formation pour les enseignantes et enseignants anglophones, des questions liées à l’égalité, aux droits de la personne et à différentes formes de racisme devraient normalement être abordées à certains endroits. Prenons le cours Schooling and Society, par exemple, quelle a été votre expérience ?
ST : Schooling and Society a été l’un des rares cours obligatoires dans lesquels nous avons abordé les thèmes de l’oppression et de la discrimination. C’est un excellent cours d’introduction à la relation que les élèves marginalisés entretiennent avec l’école, mais il couvre un si large éventail de sujets que nous n’avons pas le temps de tout approfondir. Par ailleurs, j’avoue avoir été troublée par les commentaires de certains de mes camarades de classe : certains disaient que ce cours n’était « pas pratique », ou qu’ils « n’y apprenaient rien d’applicable en classe ». J’ai même entendu quelqu’un se demander « pourquoi il fallait lire autant de choses sur les Autochtones ». En fait, au-delà du cours Schooling and Society, ce genre de propos faisait surface dans tous les cours qui n’offraient pas d’activités, de plans de cours ou de « trucs » pour les futurs profs. Je pense que cela témoigne d’un décalage considérable entre l’idée qu’on se fait de l’enseignement et ce qu’il en est vraiment. La transmission du savoir ne se fait pas en vase clos! En tant qu’éducatrices et éducateurs, nous devons reconnaître et comprendre l’oppression systémique qui teinte l’enseignement et qui continue d’influencer nos propres actions au sein d’un tel système. C’est le genre de questions que soulève Schooling and Society et pourtant, nombre de personnes estiment que ce cours est une perte de temps.
RB : Contrer le racisme est un travail de longue haleine, surtout quand il faut cerner et résoudre des problèmes structurels. La Faculté d’éducation s’est engagée dans ce processus et comprend qu’il y a eu suffisamment d’attente et de discussions. L'année dernière, nous avons lancé une année d'action contre le racisme anti-Noir (à l'automne 2020) et pris quelques mesures initiales telles que la création d'un comité sur l'équité, la diversité et l'inclusion dans lequel les membres de la population étudiante seront fortement représentés. J'espère que ces premiers pas créeront une plateforme pour un changement plus significatif.
ST : J’espère que la création du comité sur l’équité, la diversité et l’inclusion permettra d’avoir un dialogue continu au sein de notre faculté. Le racisme est un enjeu auquel il faut s’attaquer sans relâche, et non seulement quand une plainte est déposée. J’espère aussi qu’on tiendra les étudiantes et étudiants au courant en parlant de ce comité dans différents canaux, afin que quiconque a envie de s’impliquer puisse le faire. Toutefois, avec ce genre de comité, l’éducation et la justification incombent encore une fois aux personnes noires, autochtones et racisées. Leur voix doit évidemment être entendue au sein d’un tel groupe, il n’est pas de leur devoir d’éduquer continuellement leurs pairs blancs. Je serais curieuse d’en savoir plus sur l’éventail de questions qu’examinera ce comité… Par exemple, est-ce qu’il se penchera exclusivement sur les tendances en matière d’incidents racistes au sein de l’université? Examinera-t-il les programmes d’études offerts?
RB : Je suis tout à fait d'accord avec vos commentaires sur le comité. Sa création a été motivée en partie par le souci d’assurer que l'équité, la justice sociale et la pensée antiraciste soient intégrées de manière proactive dans nos processus décisionnels, et que la voix des étudiantes et étudiants en fasse partie. Le mandat du comité comprend la révision des politiques et des programmes de la Faculté ainsi que l'élaboration de la formation continue et du dialogue nécessaires, par exemple en proposant des activités, des conférenciers et des événements.
ST : Depuis notre dernière rencontre, nous avons déposé une autre pétition comportant plus de 13 000 signatures pour demander un cours antiraciste obligatoire pour tous les grades de l’Université d’Ottawa et de l’Université Carleton. J’espère que ce nouvel appui de la part de la communauté étudiante, et de la communauté en général, encouragera notre faculté et l’ensemble de l’Université à prendre les mesures nécessaires.
RB : La direction de l'Université est désormais fermement engagée dans la lutte contre le racisme anti-Noir et les autres racismes à l'Université d'Ottawa, et je peux vous promettre une action déterminée à la Faculté d'éducation dans les années à venir. Cette action doit inclure une révision de nos programmes avec les changements proposés en conséquence. Le comité sur l'équité, la diversité et l'inclusion aura un rôle important à jouer dans ce processus. Que pourriez-vous envisager d'autre ?
ST : Nous avons appris qu’un crime haineux avait été perpétré envers un garçon noir de 10 ans à Russell, tout près d’Ottawa. Voilà qui confirme encore une fois que mes pairs et moi avons raison d’exiger un cours antiraciste obligatoire. Il faut intégrer ce genre de formation à toutes les professions, à commencer par l’enseignement. Nous avons d’ailleurs reçu une capture d’écran, faite sur Twitter, relatant une nouvelle selon laquelle un professeur de l’Université d’Ottawa utilisait en plein cours le mot qui commence par un « n ». Comme quoi, il y a encore du chemin à faire sur notre propre campus.
J’espère qu’au cours des prochains mois, les étudiants et étudiantes de la Faculté d’éducation et des autres programmes exigeront eux aussi un cours antiraciste, et que cela portera ses fruits le plus tôt possible. À l’instar du cours sur les Premières Nations, les Métis et les Inuits, dont la Faculté peut être fière, je suis convaincue qu’un cours antiraciste obligatoire ne ferait qu’ajouter à la valeur du programme.
Bio:
Saya Takara est diplômée du programme de Teacher Education de l'Université d'Ottawa (B.Ed., 2019) et travaille comme enseignante au primaire. Son expérience à la Faculté d’éducation l'a amenée à entamer un dialogue sur les lacunes de l'éducation antiraciste offerte aux enseignantes et enseignants en formation.