Dans le cadre de sa recherche, le Professeur Thibeault se penche sur l’apprentissage de la grammaire chez les élèves des écoles francophones de l'Ontario et de la Saskatchewan, ainsi que les approches pédagogiques utilisées dans les provinces où le français n'est pas la langue majoritaire. Il se concentre sur les défis relatifs à l'apprentissage de la grammaire dans ces contextes minoritaires et les diverses méthodes employées par les pédagogues pour enseigner les règles grammaticales, le vocabulaire et l'orthographe.
Apprendre le français là où l'anglais prédomine présente des défis uniques. Thibeault explique que l'enseignement de la langue dans ces contextes minoritaires vise à y préserver le français, ce qui garantit son développement et sa pérennité. Cela peut toutefois créer une tension, car de nombreux élèves construisent des identités linguistiques qui dépassent le seul cadre du français. La plupart des élèves en Ontario vivent et étudient à la fois en français et en anglais, tandis que ceux issus de l'immigration évoluent dans un environnement où plusieurs langues se croisent. En conséquence, il peut leur être difficile d’atteindre l'idéal du francophone monolingue qui persiste dans notre imaginaire collectif.
La grammaire est alors élevée au rang d'objet intouchable, sur un piédestal symbolique. Un enseignement traditionnel de la grammaire, particulièrement en contextes minoritaires, peut véhiculer des discours auxquels les élèves ne s'identifient pas. « Vous devez respecter toutes les normes, toutes les conventions. Sinon, vous n'êtes pas de véritables francophones, seuls les authentiques francophones peuvent maîtriser la grammaire », entend-on parfois. Cette approche, explique-t-il, peut influencer la motivation des élèves à apprendre le français et engendrer une insécurité linguistique, car la crainte de ne pas parler le « bon français » prédomine. Thibeault souligne la nécessité de réfléchir à la relation des élèves avec la langue française et de proposer une vision de la francophonie plus inclusive et adaptée à leur réalité linguistique. Cela, soutient-il, peut notamment se faire lors de la leçon de grammaire.
Prendre en compte la diversité linguistique
Thibeault avance également que les choses changent dans les écoles : « Les conseils scolaires s'ouvrent à une vision de la francophonie qui est plurielle, qui est composite. On reconnaît que la diversité devient un pilier à la francophonie et donc les politiques, petit à petit, commencent à valoriser ce qui est relatif au plurilinguisme, à valoriser ce qui est relatif à l'équité, la diversité ». Il cite l'exemple du programme-cadre de français révisé qui a été publié en 2023. « Les membres du corps enseignant des écoles élémentaires de l'Ontario sont invités à mettre en œuvre des approches plurilingues, c'est-à-dire des approches où le bagage linguistique diversifié de l'élève est bienvenu, où ils sont invités à comparer les langues qu'ils connaissent déjà, afin de mieux apprendre le français ». Dans son travail avec différents conseils scolaires, il constate que de plus en plus d'approches d'enseignement sont inclusives, valorisant le plurilinguisme des élèves.
Le plurilinguisme pour une francophonie diversifiée et inclusive
Thibeault souligne l'évolution vers une éducation plus inclusive, mettant l'accent sur la réussite des élèves. Les écoles encouragent désormais une francophonie plus diversifiée. « Récemment, dans une école élémentaire, j'ai été frappé par l'affichage du mot 'bienvenue' en 20 langues différentes ».
Le plurilinguisme implique une connaissance générale de plusieurs langues à différents niveaux de maîtrise. « Chacun possède un répertoire linguistique varié, comprenant différentes langues et leurs variétés. Il est essentiel de cesser de segmenter les langues que les élèves connaissent et de mettre en avant les liens entre ces connaissances », explique Thibeault. En grammaire, cette approche peut consister à demander à un élève de comparer les concepts grammaticaux entre différentes langues pour faire émerger les similitudes et les différences qu’elles entretiennent. Cette reconnaissance de la diversité, d’après lui, favorise un environnement scolaire inclusif où chacun se sent accueilli et valorisé.
Thibeault remet en question la définition du vrai francophone. Pour lui, le fait de connaître plusieurs langues ne devrait pas être un critère discriminant. « Parler italien ou ourdou en plus du français ne fait pas de quelqu'un un francophone de moindre importance. Cela signifie simplement qu'il a la chance de connaitre l'italien ou l’ourdou », insiste-t-il. Il estime que le plurilinguisme ne devrait pas être un élément de discrimination au sein de la communauté francophone.
« La notion de francophonie peut revêtir différentes significations. Personnellement, je salue l'évolution des environnements scolaires francophones en Ontario, qui s'éloignent d'une vision traditionnelle de la francophonie pour garantir sa pérennité ». Thibeault rejette l'idée qu'un élève puisse être plus francophone qu'un autre, soulignant que cette conception entrave l'apprentissage. « Dès qu'un élève intègre une école francophone, il devient francophone. Pour moi, chaque élève fréquentant une école française est francophone, peu importe depuis quand il apprend le français ».
« Dès que l'on entre dans une école de langue française, on est francophone. Je pars du principe que tout le monde est francophone. Même s'il a commencé à apprendre le français le matin même. »
Joël Thibeault
— Professeur agrégé
Le débat sur la grammaire
Thibeault soulève un débat animé dans le monde francophone concernant une éventuelle réforme de l'accord du participe passé. « Étant donné que nous savons que ces règles grammaticales sont parmi les plus difficiles à apprendre pour les élèves et que de nombreuses heures d'enseignement y sont consacrées, pourquoi ne pas impliquer les élèves dans la discussion ? », suggère Thibeault. Il estime que plutôt que d'enseigner simplement les règles, les membres du corps enseignant pourraient aborder les ancrages sociaux et historiques qui sous-tendent l’institutionnalisation des normes liées à cet accord. Ainsi, les élèves pourraient comprendre l’origine des règles grammaticales et prendre part à des débats sociaux sur la langue qui les touchent directement.
« Par exemple, pourquoi le masculin prévaut-il sur le féminin en français ? Bonne question. Je me la pose tous les jours. Vous savez, il y a des raisons historiques à cela, bien sûr, que nous pouvons discuter avec les élèves. Ensuite, nous pourrions envisager l’enseignement de règles grammaticales actuelles qui mettent en avant les femmes, ou d'autres personnes ne se situant pas dans le système binaire, pour qu'elles puissent se reconnaître davantage dans la langue ». « Pourquoi ne pas enseigner les pronoms non binaires dans les leçons de grammaire ? », interroge Thibeault. Il relate l'expérience d'une enseignante dans l'une de ses recherches qui avait un élève non binaire dans sa classe. Elle ne savait pas comment enseigner les accords grammaticaux quand le donneur est un individu non binaire. Pour surmonter ce défi qu’elle a rencontré, elle a initié une discussion franche en classe en reconnaissant qu'elle ne savait pas quoi faire. Ensuite, ils ont mené des recherches ensemble pour explorer le fonctionnement du français non binaire et la grammaire qui lui est associée. Il s'agissait d'une véritable collaboration entre les élèves et l'enseignante. L'élève non binaire a choisi le pronom « ol » et a pu réaliser, dans ses productions, les accords grammaticaux avec lesquels ol se sentait à l’aise quand ol était le donneur d’accord.
Dans cet exemple, nous voyons une enseignante qui, en abordant la grammaire, accompagne un élève dans une utilisation de la langue dans laquelle il peut se reconnaître. Pour amener leurs élèves à participer pleinement à la francophonie, les membres du personnel enseignant gagnent donc à tenir compte du contexte dans lequel elle est utilisée. Cela peut être fait grâce à des approches plurilingues ou encore à des approches qui prennent comme point de départ la complexité des individus qui font partie de la classe. Une telle méthode valorise la diversité en français et transforme la grammaire en un outil permettant aux individus de participer à la francophonie, sans les exclure.
Voir la grammaire différemment
La grammaire est le fil conducteur qui traverse le travail et les réflexions du Professeur Thibeault. Il affirme être entièrement en faveur de l’enseignement, à l’école, des normes standard, qui contribuent à réunir les membres des diverses communautés francophones dans le monde. Cependant, il estime aussi que la grammaire doit être retirée de son piédestal symbolique et qu’elle gagne à être enseignée en fonction des réalités qui caractérisent aujourd’hui les salles de classe. C’est ainsi, d’après lui, qu’elle pourra activement contribuer à la mission émancipatrice que se fixe l’école.
Parmi les publications récentes du Professeur Thibeault, on peut citer Exploration de pratiques plurilingues et plurinormatives pour enseigner la grammaire en Ontario francophone (Thibeault, Maynard et Boisvert;Quand plusieurs normes linguistiques s'invitent dans le cours de grammaire (Thibeault et Maynard, 2022); et Didactique du français en contextes minoritaires: Entre normes scolaires et plurilinguismes (Thibeault et Fleuret, Eds., 2020).