Le Dr Jeff Turnbull ne passe pas beaucoup de temps au siège administratif de l’organisme Ottawa Inner City Health (OICH) situé dans la Basse-ville. On peut d’ailleurs rapidement s’en apercevoir en voyant son bureau de travail aussi peu encombré, n’y retrouvant pas même un ordinateur. Il passe plutôt ses journées à arpenter les différents refuges de la ville afin de prodiguer des soins médicaux aux patients les plus vulnérables.
Son travail l’occupe plus que jamais. Depuis le lancement de l’organisme OICH il y a 20 ans, le Dr Turnbull a vu les problèmes d’alcool à Ottawa se transformer en problèmes liés à la cocaïne. S’en est alors suivie la crise liée à la consommation d’opioïdes à laquelle la ville est encore confrontée aujourd’hui.
En 2017, le Dr Turnbull a quitté son emploi de médecin-chef à l’Hôpital d’Ottawa et de Chef de la qualité clinique à Qualité des services de santé Ontario pour s’investir à temps plein comme directeur d’OICH. Bien qu’il soit le seul médecin à temps plein au sein du personnel, il a l’appui d’une armée de préposés aux services de soutien, d’infirmières et de collègues. Ensemble, ils prodiguent des soins à près de 260 clients par jour qui sont sans-abris ou à risque de le devenir. Ils forment également la relève des travailleurs en santé qui souhaitent effectuer un travail similaire.
Le Dr Turnbull est membre du corps professoral de la Faculté de médecine de l’Université d’Ottawa depuis 1991. En janvier, l’Association des facultés de médecine du Canada (AFMC) et la Fondation Gold (Canada) – Humanisation des soins de santé lui a remis le tout premier Prix Or d’humanisme de l’AFMC.
Avant l’allocution qu’il prononcera en avril et qui portera sur son travail, le Dr Turnbull a accepté de se pencher sur la façon dont les soins prodigués aux personnes les plus vulnérables d’Ottawa ont évolué au fil des années, la gravité de la crise liée à la consommation d’opioïdes à Ottawa, et si cette dernière lui a déjà ou non fait perdre tout espoir.
L’organisme OICH célébrait récemment son 20e anniversaire ; de quelle façon les choses ont-elles changées depuis son ouverture en 1998 ?
C’est le jour et la nuit. À mes débuts, les principaux problèmes étaient l’alcoolisme, la violence conjugale et le SIDA. Lorsque la cocaïne a fait son arrivée, je ne voyais pas comment nous allions faire face à la situation. Compte tenu de ce qui circule dans les rues aujourd’hui, je retournerais volontiers à l’époque de la consommation de cocaïne et d’alcool. Il y a quelques étés, nous avons été frappés par les opioïdes. Au départ, nous étions témoins de deux ou trois surdoses par mois. En août, ce nombre avait déjà grimpé à 35 par mois, puis à 70 en septembre. Aujourd’hui, on dénombre près de cinq surdoses par jour. Le problème est « l’héroïne mauve, », qui est mélangée à d’autres drogues comme le fentanyl ou le carfentanil, provoquant ainsi une surdose et un arrêt respiratoire chez les toxicomanes.
Ce problème concerne tout le monde, et pas seulement la population en situation d’itinérance. Nous voyons des jeunes dans des écoles secondaires ou des gens qui prenaient des opioïdes sur ordonnance qui sont désormais passés à l’injection de drogues illicites au moment de cesser leur traitement, puisqu’ils ne voyaient pas d’autre solution.
En novembre 2017, l’organisme Ottawa Inner City Health a mis sur pied le premier site d’injection supervisé de la ville afin de mieux gérer la crise d’opioïdes. Comment s’est déroulée votre première année ?
Le site d’injection supervisé est situé dans une structure à l’arrière de l’édifice des Bergers de l’espoir, surnommé « la remorque ». Au cours de notre première année, nous avons eu plus de 100 000 visites. Il est maintenant l’un des plus importants sites d’injection supervisés au Canada. Nous dénombrons près de cinq surdoses par jour, mais heureusement aucun décès à cause de surdose.
Vous dirigez également le tout premier programme résidentiel canadien de gestion des opioïdes (PGO). Comment fonctionne-t-il ?
Le programme compte 25 participants, tous des héroïnomanes. Nous leur avons expliqué que s’ils cessaient la consommation de rue, nous serions prêts à leur offrir de l’héroïne de qualité pharmaceutique (hydromorphone) et un endroit où vivre. Ils vivent tous dans une résidence du quartier Hintonburg, et après une année à cet endroit, il n’y a pas eu de surdose ou de décès. Plus de 50 personnes sont inscrites sur la liste d’attente de ce programme et sont littéralement sur le point de mourir en attendant qu’une place s’y libère pour eux.
Qu’avez-vous appris depuis le lancement du PGO en 2018 ?
Notre équipe apprend constamment de ce groupe. L’autre jour, nous étions préoccupés, car ils ne savaient pas comment faire bouillir de l’eau pour les pâtes. Lorsque nous avons rencontré le groupe peu après, l’un d’entre eux nous a gentiment rappelé à l’ordre. Il nous a expliqué que dès que vous « entendez des voix » ou que vous développez une dépendance, votre développement social prend fin. Ainsi, si vous devenez héroïnomane à l’âge de 13 ans, c’est à ce moment que vous cessez d’apprendre des savoir-faire essentiels, dont la capacité de cuisiner, faire la lessive ou faire vos courses. La plupart de nos clients du PGO n’ont jamais ces tâches. Leur offrir un toit est certes important, mais les aider à acquérir ces savoir-faire essentiels l’est tout autant.
Les nouveaux étudiants en médecine montrent-ils un intérêt pour le travail que vous menez au sein de l’OICH ?
On a songé à un certain moment à ce que tous les étudiants en médecine soient tenus de faire un stage ici. Cependant, nous sommes revenus sur cette décision, préférant ne recevoir que des étudiants qui ont un réel intérêt pour le travail que nous faisons. Ainsi, nous accueillons les étudiants qui veulent vraiment être ici, et ceux-là sont issus des quatre coins du pays, pas seulement de l’Université d’Ottawa. Nous voyons de jeunes gens qui veulent revenir et en faire leur pratique. Malheureusement, on ne gagne pas beaucoup grâce à ce travail, mais si ces jeunes pratiquent à l’hôpital comme je le faisais, ils peuvent intégrer ce travail à leur pratique clinique, leur recherche et leurs études, et ainsi gagner leur vie de cette façon.
Comme on ne semble pas venir à bout de la crise des opioïdes, ce travail semble de plus en plus ardu. En avez-vous parfois assez ou perdez-vous espoir ?
Nous vivons des déceptions chaque jour, c’est un fait indéniable. Mais ce que nous avons appris de ces personnes est que nous ne devons pas chercher à satisfaire nos attentes, mais plutôt les leurs. Mon équipe tente de se réjouir de leurs succès. Par exemple, de l’autre côté de la ville, il y a présentement 25 héroïnomanes endurcis, qui ont passé une année sans décès liés à une surdose et qui ne ménagent pas leurs efforts pour refaire leur vie. Ce travail connaît aussi son lot de problèmes, mais j’aime beaucoup cette communauté.