Le radiologiste ukrainien et maître d’échecs qui a peut-être inspiré Le Docteur Jivago

Faculté de médecine
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Le Dr Fedor Bohatirchuk a été médecin pendant les deux guerres mondiales, avant de fuir l’armée soviétique et de devenir professeur d’anatomie à la toute jeune Faculté de médecine de l’Université d’Ottawa.

Fedor Bohatirchuk aurait pu être un joueur d’échecs professionnel en Union soviétique.

Mais il a plutôt décidé de consacrer sa vie à la médecine, un choix qui l’amènera à l’Université d’Ottawa… après bien des péripéties!

Un personnage à l’image du docteur Jivago 

Le Dr Bohatirchuk est né en 1892 dans la ville de Kiev, en Ukraine, qui appartenait alors à l’Empire russe. Il commence à jouer aux échecs à l’adolescence et continue tout au long de ses études en médecine à l’Université de Kiev. 

Il sert dans le corps médical de l’armée russe pendant la Première Guerre mondiale et travaille dans un hôpital militaire pendant la Révolution bolchévique et la guerre civile russe, qui ont fait rage jusqu’en 1922. Certains écrivains prétendent même que le Dr Bohatirchuk aurait inspiré Boris Pasternak dans la création de son célèbre personnage, le docteur Jivago, médecin militaire au début du XXe siècle en Russie qui se laisse désillusionner par le totalitarisme et la propagande communistes.

Choisir la science plutôt que les échecs

Dans les années 1920 et 1930, le Dr Bohatirchuk se spécialise dans le domaine émergent de la radiologie, menant des recherches sur le cancer tout en travaillant comme enseignant et clinicien. Il s’impose également aux échecs, participant à six championnats soviétiques entre 1923 et 1934. Il renonce toutefois à s’y consacrer à temps plein, considérant son travail médical et scientifique plus important. Son refus ne plaît pas au gouvernement soviétique, qui voit les échecs comme un outil de propagande; les grands maîtres d’échecs permettaient, au même titre que les athlètes de haut niveau, de démontrer la supériorité de l’État soviétique. En 1937, il est convoqué au Département de la propagande du Parti communiste pour s’expliquer.  

« Le chef du département m’a fait la leçon sur l’importance que le parti et le gouvernement attachent aux échecs pour le développement culturel des jeunes et m’a dit que mes abstentions avaient produit une très mauvaise impression », a-t-il écrit plus tard. « Quand on se souvient que 1937 était l’année du début des persécutions de masse et des purges… j’ai compris que je devais abandonner les échecs; mes rares apparitions aux tournois d’échecs ne faisaient qu’irriter mes adversaires et servaient de prétexte à mes ennemis pour me nuire. »

Ancien combattant et réfugié

Lorsque la guerre éclate de nouveau en 1939, le Dr Bohatirchuk devient chef des opérations de la Croix-Rouge ukrainienne. Tout en faisant preuve de compassion à l’égard des prisonniers russes dans les camps de prisonniers de guerre allemands, il s’exprime ouvertement contre Staline et le parti communiste. Les Soviétiques suppriment plusieurs de ses parties d’échecs de leurs registres officiels en raison de cette trahison, mais certaines seront plus tard retrouvées par des historiens d’échecs grâce à des sources extérieures.

En 1944, il rejoint le Comité pour la libération des peuples de Russie, une milice d’Europe de l’Est également connue sous le nom de l’Armée de Vlassov, qui combattait avec la Wehrmacht allemande contre l’Armée rouge communiste. Bien que considérée par certains comme une force collaborationniste, l’armée de Vlassov rejette explicitement l’idéologie anti-juive nazie et se retourne plus tard contre les nazis pour aider les forces tchèques à libérer Prague. Le Dr Bohatirchuk écrira plus tard : « Ce fût une tragédie historique que moi et des milliers d’autres personnes partis vers l’Ouest pendant les années de guerre ayons été obligés de fuir un desperado pour en retrouver un autre. Dieu et notre conscience restent nos seuls guides. »

Alors que l’armée russe marche vers l’Ouest dans les derniers jours de la guerre, le Dr Bohatirchuk fuit pour sauver sa vie, trouvant refuge dans un camp de personnes déplacées dans la zone occupée par les Américains en Allemagne. On raconte que pendant qu’il est dans le camp, il aurait joué aux échecs sous le pseudonyme de Bogenko pour éviter d’être identifié comme un ressortissant russe et rapatrié en URSS. 

En 1948, le Dr Bohatirchuk émigre au Canada pour se joindre à la toute jeune École de médecine de l’Université d’Ottawa. Le père Lorenzo Danis, qui a mené les efforts pour permettre d’ouvrir l’École, a parcouru l’Europe dévastée par la guerre afin de recruter des scientifiques hautement qualifiés tels que le Dr Bohatirchuk. Cela était avantageux pour l’Université, ainsi que pour les chercheurs qui ont déménagé à Ottawa avec leurs familles.

« Nos professeurs qui venaient d’Europe se sentaient angoissés », se souvient Doris Kavanagh Gray, de la promotion de médecine de 1954, dans une récente entrevue. « Nous les respections. Nous n’avions aucun doute sur leurs compétences, mais nous étions navrés de les voir autant perturbés. » 

Un éminent scientifique 

Le Dr Bohatirchuk a été embauché comme professeur au Département d’anatomie en 1949, où il a travaillé comme enseignant et chercheur jusqu’à sa retraite en 1970, à l’âge de 78 ans. Les nombreux articles qu’il a rédigés, sur des sujets tels que la microradiographie et les applications cliniques de la radiographie, ont été publiés dans des revues spécialisées, dont le British Journal of Radiography. En 1955, il a reçu la médaille Barclay du British Institute of Radiology pour son article intitulé  The Ageing Vertebral Column (Macro- and Historadiographical Study) (pdf, 4 445,27 Ko) (fichier disponible en Anglais seulement)et publié dans le British Journal of Radiologyen août 1955. 

Le Dr Bohatirchuk a continué à jouer aux échecs et a représenté le Canada aux Olympiades d’échecs de 1954 à Amsterdam. Le Canada a demandé à la Fédération internationale des échecs de lui accorder le titre de grand maître international, mais la Fédération soviétique des échecs a opposé son veto à cette motion, le considérant comme un ennemi de l’État. On lui a tout de même accordé le titre de maître international.

Tout au long de sa vie, le Dr Bohatirchuk est demeuré actif en politique au sein de la communauté ukrainienne du Canada. 

Il est décédé en 1984 à l’âge de 91 ans et est inhumé au cimetière Pinecrest à Ottawa.

Dr. Fedor Bohatirchuk studies slides of ageing bones, while laboratory technician Martin Fokkena looks on.
 S. Bedok, Charles Marcotte, Mme Victor Linis, Martin Fokkena, standing in front of a lab table with a human skull on it.