Corps suspect, corps déviant

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Hands holding on to prison bars
Notre quotidien est inondé d’images, de représentations du corps – du corps dans tous ses états - : tatouages, piercings, hypersexualisation, vieillissement, obésité, campagne contre le tabagisme, minceur, chirurgie esthétique, le port du voile, sida, le sexe… La production d’un corps malade, suspect ou déviant reconduit à une lecture d’un corps normal.

En prenant comme point d’ancrage des disciplines en sciences humaines et sociales, et plus particulièrement la criminologie, cet ouvrage pose un regard multiple sur les constructions sociales du corps déviant, et sur le corps féminin en particulier, révélant ainsi l’interaction entre les discours et les pratiques dominantes sur le corps.

Réunissant des textes qui abordent, entre autres sujets, le pouvoir psychiatrique, la torture étatique, l’identification génétique, l’ « anatomie » du criminel, le vieillissement et l’autoblessure en milieu carcéral, le contrôle exercé sur les corps homosexuels ou ceux des travailleuses du sexe, ce recueil rend compte d’une archéologie du corps du mal, un corps à la fois site de contrôle et site de résistance.

La question du corps s’est toujours posée avec beaucoup d’acuité en criminologie, même si elle reste la plupart du temps non théorisée ni problématisée, en dépit des multiples mutations observées dans les savoirs et les pratiques. De plus, étant donné la fascination pour les corps déviants dans notre société, il est apparu indispensable d’explorer comment la construction de corps déviants (féminins et masculins) reconduisent ou modifient les représentations symboliques du corps « normal ».

« Si l’individu est coincé dans son corps sous le contrôle d’institutions qui investissent son rapport au monde, il n’en dispose pas moins d’échappées belles qui rappellent en permanence aux gardiens de l’ordre que nul n’est jamais totalement soumis. »

David Le Breton, extrait de la préface

Artwork of human body in grey arching back on red and gold background

L’enfermement carcéral ou psychiatrique implique pour l’individu un long rituel de dégradation et d’humiliation. Le dépouillement de soi commence avec les formalités d’entrée au cours desquelles on retire au détenu papiers d’identité, bijoux, argent, effets personnels. Pesé, mesuré, désigné sous un matricule, redéfini, son identité ancienne est désormais occultée. Privé de sa famille, de sa sexualité, de son emploi du temps, de ses enfants, de ses amis, de son travail, de ses loisirs. L’institution totalitaire qu’est la prison ou ses dérivés accouche d’un nouvel individu estampillé par l’administration. Elle induit une expérience radicale de dépossession de soi, un arrêt du temps. La famille est souvent éloignée géographiquement et les visites difficiles.

Pour les hommes ou les femmes incarcérés, les vertiges, les problèmes dermatologiques, dentaires, d’alimentation, d’élimination, etc. sont courants. Le vieillissement semble s’y accélérer en même temps que le dénigrement de soi. Le temps de la détention est vide de sens, éternel recommencement des mêmes non événements, d’un emploi du temps immuable et banal, scandé par les visites, le courrier, l’attente du procès ou de la sortie ; durée sans épaisseur de sens tandis que, dehors, les enfants grandissent et que la vie poursuit son cours. Le sentiment est fort de n’être plus rien, sinon un rouage insignifiant dans une machinerie indifférente qui ne marche qu’en broyant les identités individuelles.

À l’instar de Sylvie Frigon, plusieurs des auteures et auteurs de l’ouvrage déclinent le corps des détenus comme un site à la fois de contrôle et de résistance. La condition humaine est une condition corporelle et l’enfermement du corps implique de perdre l’autonomie de son existence. L’enfermement est d’abord réduction du corps à l’impuissance, privation de mouvement, promiscuité entre détenu·e·s, exiguïté des cellules, violences physiques ou sexuelles éventuelles, emploi du temps imposé, nourriture insipide, absence de toute intimité… La coexistence dans une cellule étroite impose un compromis avec le sentiment d’identité, de dignité personnelle, la commodité des uns et des autres. Le corps de l’individu ne lui appartient plus, même les moments les plus intimes : uriner, excréter, se laver, prendre une douche, etc. se font à proximité des autres, les codétenu·e·s ou les gardiens. La prison est un monde de la transparence du regard sous l’égide d’une surveillance méticuleuse qui transforme toute vie privée en scène publique.

sketches of bodies on grey background

L’enfermement induit une existence artificielle, un simulacre de vie s’écoule lentement. Le détenu se reconnaît de moins en moins, tant dans la forme de son visage ou de son corps que dans ses perceptions sensorielles qui s’appauvrissent en lien avec l’asepsie des lieux. Il éprouve souvent une sensation de froid qui perdure malgré les équipements ou les saisons. Les odeurs sont celles de la prison, fétides, désagréables, odeurs de saleté ou de produits d’entretien… La vue, essentiellement sous la lumière artificielle, est toujours barrée par les murs ou les barreaux ; le goût banni sous les auspices de la nourriture carcérale ou des produits « cantinés » ; le son désormais réduit aux grilles ou aux portes qui claquent, à l’œilleton qui se lève, aux interpellations, aux cris de ceux ou de celles qui craquent ou se battent, à la télévision… La sensorialité carcérale est elle-même carcérale, elle est réduite à peu de chose, elle participe de la peine.

Les symptômes de cet arrachement au monde sont nombreux et témoignent là aussi d’une sourde résistance du corps : maux de tête, de ventre, douleurs de toute sorte, aménorrhées, constipation, troubles de la vue, de l’audition, du goût, dépression, angoisse… Le monde des prisons connaît une abondance de gestes Monde d’idées - Corps suspect, corps déviant 3 4 douloureux des détenues et détenus envers leur propre corps. La folie ou les tentatives de suicide, les grèves de la faim ou de l’hygiène, les attaques au corps sont d’autres manières de résister à l’enfermement quitte à en payer le prix. D’autres encore sont des manières de maintenir l’estime de soi et la conviction de ne pas se démettre : masturbation, tatouage, maquillage, coiffure, etc. Sylvie Frigon nous décline le corps incarcéré des femmes comme un site de contrôle et un site de résistance. En passant des attaques au corps, Sylvie Frigon avec Claire Jenny nous emmène, à travers l’univers de la danse en prison, à la célébration du corps.

De surcroît, le service médical de la prison est un lieu de reconnaissance, d’amitié, de relâche des tensions, un lieu où les femmes s’abandonnent enfin et sont l’objet de soins, d’une attention qui leur procurent à nouveau le sentiment d’exister et d’être vivantes. Le corps est certes immédiatement assujetti, mais sans que les pouvoirs ou les disciplines puissent le pénétrer totalement dans la mesure où ce qu’il devient demeure toujours sous l’égide de la réflexivité du sujet. Si l’individu est coincé dans son corps sous le contrôle d’institutions qui investissent son rapport au monde, il n’en dispose pas moins d’échappées belles qui rappellent en permanence aux gardiens de l’ordre que nul n’est jamais totalement soumis. Le corps est pour le détenu la matière première de sa liberté même s’il est aussi celle de son assujettissement.

La privation du libre usage de son emploi du temps et de son corps ne touche pas seulement les prisons, elle affecte aussi les établissements psychiatriques (voir chapitre d’André Cellard). L’histoire de la psychochirurgie telle qu’Isabelle Perreault en rappelle les grandes lignes, notamment à travers son usage à Saint-Jean-de-Dieu entre 1948 et 1956 est plutôt celle de la contention définitive d’hommes ou de femmes en porte-à-faux avec leur environnement par leur mode de vie ou leur caractère, ou bien de patients qui ne se résolvent pas à l’enfermement psychiatrique et à la promiscuité qu’ils subissent. Le texte de Jennifer Kilty analyse les blessures délibérées portées sur soi par des détenues à travers la même ambivalence : résistance à la situation d’incarcération et signe d’un intolérable contrôle extérieur exercé sur soi.

Comme le montre Shantz, vieillissent en prison les femmes condamnées aux longues peines ou celles qui y entrent après un délit quelconque en n’étant plus toutes jeunes, et ces femmes incarcérées sont d’autant plus stigmatisées qu’elles dérogent à l’image de la femme digne. Dave Holmes et Stuart J. Murray repèrent dans certains établissements psychiatriques contemporains, pour leur part, la mise en œuvre d’une politique de normalisation radicale des comportements bien éloignée d’une intention thérapeutique. De son côté, le corps homosexuel a longtemps été une autre anomalie, une zone de turbulence au sein du lien social, Jean-François Gauchie et Patrice Corriveau esquissent le parcours du corps homosexuel au fil du temps et notamment à travers la médicalisation dont il a rapidement été l’objet. La réalité n’est qu’une question de point de vue, comme le rappelle Chris Bruckert, qui s’est attachée aux travailleuses et travailleurs sexuels de la rue dont la personne est d’emblée associée à la souillure, à la maladie. La biocriminologie s’est dotée d’instruments puissants, nous rappellent Dominique Robert et Martin Dufresne, mais en revanche elle n’a que faire de l’idée d’une détermination des comportements par les gènes, autre tentative de naturaliser le « corps criminel » comme un destin.

La torture est un autre territoire de l’enfermement, plus tragique encore, et qui témoigne d’une emprise absolue sur une victime dépossédée même de son corps. C’est ce que Sandra Lehalle nous montre dans sa phénoménologie de la torture.

Une série de lignes de convergence réunissent les auteures et auteurs de cet ouvrage. Avec rigueur et avec des méthodes propres à leur discipline, ils analysent certains domaines des établissements carcéraux ou psychiatriques, mais ils donnent aussi au lecteur la possibilité d’une prise de distance. Ce sont des textes qui viennent brouiller les anciennes évidences et forcent à penser autrement, non seulement pour mieux comprendre, mais aussi pour transformer le monde sur un mode plus propice.

Avec des textes de Chris Bruckert, Jean-François Cauchie, André Cellard, Patrice Corriveau, Martin Dufresne, Dave Holmes, Claire Jenny, Jennifer M. Kilty, Sandra Lehalle, Stuart J. Murray, Isabelle Perreault, Dominique Robert et Laura R. Shantz

Sylvie Frigon

Sylvie Frigon détient un doctorat de l'Institut de Criminologie de l'Université de Cambridge en Angleterre. Elle est professeure titulaire au département de criminologie de l'Université d'Ottawa. Elle est Vice-Doyenne aux études supérieures de la Faculté des Sciences sociales. Elle a occupé le poste de titulaire de la Chaire conjointe en études des femmes à l'Université d'Ottawa et Carleton University de 2014-2016. Elle est Associée de recherche principale à Peterhouse à l’Université de Cambridge en Angleterre. Elle a été titulaire de la Chaire facultaire « La prison dans la culture, la culture dans la prison » (2016-2019). Elle a publié de nombreux articles scientifiques, chapitres et livres. Elle a publié trois romans : Écorchées, Ariane et son secret et C’est où chez nous ? Ses réflexions autour du corps se retrouvent, notamment, dans l’ouvrage Chairs incarcérées : une exploration de la danse en prison avec la chorégraphe, Claire Jenny et dans l’ouvrage collectif, Danse, enfermement et corps résilients. Elle a obtenu le Prix d'excellence en enseignement de la Faculté des sciences sociales (2010-2011). Elle a été consultante pour le Royal New Zealand Ballet en 2018 et Arts Access Aotearoa en 2024 en Nouvelle-Zélande. Un nouveau livre sur le théâtre en prison avec Thana Ridha sera publié en 2025 aux Presses de l’Université d’Ottawa.

Corps suspects, corps déviants, sous la direction de Sylvie Frigon, Éditions du remue-ménage, Montréal, 2012