Une équipe de recherche de l’Université d’Ottawa, en collaboration avec l’Institut des sciences Weizmann et l’Université de Lancaster, a observé une transition quantique qui n’apparaît qu’en fonction de la façon dont on effectue les mesures.
La méthode scientifique repose en grande partie sur la capacité de mesurer avec précision des données lors d’une expérience, pour ensuite les juxtaposer à des résultats antérieurs. Les scientifiques conçoivent des appareils de mesure, ou des détecteurs, qui leur permettent ensuite de quantifier précisément des propriétés physiques. Or, le « processus de mesure » soulève une question fondamentale et fascinante : le processus de mesure d’un paramètre modifie-t-il le système étudié? En physique, on estime souvent que l’influence sur le système est négligeable. Toutefois, on ne peut pas appliquer cette même hypothèse en mécanique quantique, la mesure en elle-même pouvant exercer un effet considérable sur le système observé.
Dirigée par Yuval Gefen, professeur à la Faculté de physique de l’Institut des sciences Weizmann, et Ebrahim Karimi, professeur de physique et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les ondes quantiques structurées à la Faculté des sciences de l’Université d’Ottawa, l’équipe a conçu un protocole sophistiqué pour observer cette transition topologique déclenchée par la mesure. Le protocole consiste en une séquence cyclique de mesures à forces variables – allant de fortes à faibles – de l’état de polarisation de photons émis par un laser. Leurs résultats ont révélé que si la transition topologique reste intacte malgré la présence d’imperfections dans le système et le processus, elle y est aussi sensible.
« Cette sensibilité se manifeste par des modifications importantes de l’emplacement et de la forme de la transition, ce qui montre l’équilibre fragile entre l’intégrité des systèmes et les influences externes dans des recherches scientifiques poussées de ce genre », explique le doctorant Manuel F. Ferrer-Garcia, qui a mené l’expérience au laboratoire de l’Institut Nexus de technologies quantiques de l’Université d’Ottawa.
En mécanique quantique, il est admis que la fonction d’onde comprend la totalité de l’état d’un système quantique. Pour étudier un état, le système doit interagir avec un appareil de mesure, c.-à-d. un détecteur, un élément essentiel pour quantifier une propriété physique. Dans leurs laboratoires, les chercheuses et chercheurs de la scène quantique utilisent habituellement une technique appelée mesure projective. Ces mesures sont dites fortes puisqu’elles provoquent l’« effondrement » de la fonction d’onde, qui se voit alors réduite à un état précis correspondant à l’un de ceux de l’appareil de mesure. Si le processus fournit des données, il modifie aussi l’état quantique initial du système. Il est cependant possible d’élaborer un protocole de mesure qui n’influence que minimalement le système, mais qui entraîne alors un certain flou dans les mesures du détecteur. C’est plutôt par la répétition des interactions que l’on réussit à recueillir des données sur le système; c’est pourquoi l’on désigne les mesures de ce processus comme faibles. On peut déduire à partir de ces principes qu’il est possible de concevoir des protocoles faisant appel à des mesures dont l’incidence va d’un extrême à l’autre – fortes et faibles. Ce concept ouvre la porte à de nouvelles possibilités d’étude des systèmes quantiques et de leurs interactions avec les appareils de mesure, marquant ainsi une avancée importante dans les techniques de mesure quantique.
Un aspect fondamental, mais plus discret, des phénomènes quantiques est leur lien profond avec les concepts de la topologie. À la base, la topologie est une branche des mathématiques axée sur l’étude des propriétés invariantes ou à variations discontinues d’objets soumis à des déformations continues. Un exemple d’invariant est le nombre de trous dans des surfaces fermées : une sphère peut par exemple être soumise à un changement continu pour lui donner la forme d’un beigne, mais le nombre de trous changera abruptement de zéro à un lorsque deux points différents de la surface entreront en contact. Les invariants topologiques jouent un rôle important dans plusieurs domaines de la physique moderne. Dans la présente étude, les scientifiques ont observé une transition topologique lorsque la force des mesures passait de forte à faible. Un autre concept mathématique est intervenu dans cette transition : la phase géométrique ou de Berry. Lorsqu’un état quantique subit une évolution cyclique, c.-à-d. qu’il revient à l’état initial après une certaine période, il peut acquérir une phase « globale », simplement en raison de la courbure de l’espace où se produit l’évolution. On peut observer cette phase avec interférant dans l’évolution de l’état vers le retour à l’état initial.
La portée de ces travaux va au-delà de la physique fondamentale. La transition s’étant révélée sensible à certaines caractéristiques du système quantique, elle pourrait être utilisée dans des applications de détection ou de caractérisation d’éléments optiques.
L’étude « Topological Transitions of the generalized Pancharatnam-Berry phase » a été publiée dans la revue Science Advances le 24 novembre 2023.