À la jonction des mathématiques et de la biologie, le professeur Frithjof Lutscher s’intéresse à l’utilisation des modèles mécanistes pour les systèmes écologiques, en particulier la persistance et l’étalement des populations sur des territoires fragmentés. La Société canadienne de mathématiques appliquées et industrielles (SCMAI) lui a remis le prix de la recherche 2022 en reconnaissance de ses contributions exceptionnelles à l’écologie mathématique. Ce prix annuel est le plus prestigieux décerné par la SCMAI, et il s’agit du seul prix au pays qui reconnaît les contributions au domaine des mathématiques appliquées.
En collaboration avec bon nombre d’étudiantes et étudiants et de collègues sur plus de 10 ans, le professeur Lutscher a élaboré un nouveau cadre de modélisation des dynamiques de population dans des environnements fortement hétérogènes. Ce cadre tient compte des naissances et des morts ainsi que des déplacements des individus et de leur préférence pour certains types d’habitats afin de prédire si une population peut subsister et croître à une échelle régionale. Il accroît grandement l’applicabilité d’anciens modèles qui ne tenaient pas compte de l’hétérogénéité du territoire ou de la préférence pour un habitat, tout en étant assez simple pour permettre d’analyser, par exemple, la vitesse de propagation d’une espèce envahissante en fonction des caractéristiques du territoire (par exemple, la distribution de ses ressources préférées).
La modélisation de la dynamique des populations d’agrile du frêne est un exemple concret d’utilisation du cadre du professeur Lutscher. Cet insecte envahissant originaire de l’Asie est entré au Canada en 2022, et l’on estime qu’il pourrait décimer 85 % des frênes du pays. Pour couper court à cette invasion, on a entre autres suggéré d’abattre des milliers de frênes dans l’espoir d’éliminer l’insecte, qui ne trouverait aucun endroit convenable où pondre ses œufs. Cependant, le professeur Lutscher a montré que cela pourrait en fait accélérer la vitesse de l’invasion, car la diminution de la population causée par une baisse du nombre d’œufs pondus serait largement compensée par l’augmentation de la distance parcourue à la recherche d’un habitat favorable. La meilleure stratégie serait plutôt de protéger les arbres, par exemple en utilisant un « vaccin » existant, puisque cela ne modifierait pas les déplacements de l’agrile.
Si nous souhaitons éviter la propagation de certaines espèces, il y en a d’autres, comme le papillon de Baltimore, que nous voulons au contraire aider à se répandre. La fragmentation du territoire et les changements climatiques ont mis cette espèce en péril. Une migration vers le nord pourrait lui permettre d’atteindre un habitat aux températures plus propices. Les travaux du professeur Lutscher démontrent qu’un territoire où alternent les habitats de bonne et de mauvaise qualité favorise davantage la propagation qu’un habitat exclusivement de grande qualité. En fait, dans le cas précis du papillon de Baltimore, le taux de propagation atteint son maximum lorsqu’environ 15 % de l’habitat est de grande qualité. Cela est encourageant, car c’est réalisable, alors que dans bien des cas il est impossible de trouver un habitat qui soit entièrement de grande qualité.
Le cadre du professeur Lutscher a non seulement généré de nouvelles théories mathématiques excitantes, mais il est également très utile en théorie de l’écologie, en conservation et en biologie des espèces envahissantes grâce à ses méthodes d’estimation de la propagation de ces espèces. C’est là un sujet qui concerne toute la population canadienne.
Pour en savoir plus :
- Prix de la recherche SCMAI-CAIMS (en anglais seulement)
- Mathematics vs. the emerald ash borer (en anglais seulement)
- Site web du professeur Lutscher