L’immortalité artificielle

Faculté de droit - Section de droit civil
Droit, éthique et politique des technologies
Intelligence artificielle

Par Mariève Lacroix

Professeure titulaire, Faculté de droit - Section de droit civil

Mariève Lacroix
immortalité artificielle
Dans un article « Faire parler son enfant mort grâce à l’IA », publié dans La Presse+ le 6 mars dernier, le journaliste Alexandre Sirois discute des nouveaux développements en matière d’intelligence artificielle (IA) qui le fascinent, l’étonnent et le bousculent. Prenant appui sur une innovation américaine récente, il relatait que des familles souhaitaient mettre de la pression sur les politiciens et la population afin d’obtenir un meilleur contrôle des armes à feu. Pour ce faire, elles ont utilisé l’IA pour recréer la voix de leurs enfants tués par des armes à feu au cours des dix dernières années.

Si le Wall Street Journal a publié un reportage sur cette initiative en soulignant que ces hypertrucages (deepfakes) marquent « une nouvelle ère pour l’intelligence artificielle », les juristes doivent prendre acte de cette ère, impérativement.

Pour ce faire, les juristes doivent comprendre d’abord ce que la mort entraîne comme conséquences sur un plan juridique, avant de se projeter dans l’arène de l’« immortalité artificielle ».

La mort en droit

Inéluctable est la mort.

Pour autant, le moment de la mort n’est pas déterminé en droit québécois. En revanche, le législateur se prononce sur les funérailles et le mode de disposition du corps au décès, ainsi que sur le prélèvement d’organes ou de tissus, l’autopsie et l’exhumation dans le Code civil du Québec (art. 42-49)À défaut de définition légale, c’est en recourant au critère médical de la cessation irréversible des fonctions cérébrales que l’on peut déterminer le moment de la mort. Le droit constate ce moment et le consigne au sein des actes d’état civil.

À partir de ce moment, les conséquences juridiques sont claires : de sujet de droit, la dépouille humaine devient objet de respect. De l’« être » à l’« avoir été », le défunt ne peut plus revendiquer la titularité d’un quelconque droit, ni avoir subi un préjudice. Comment prétendre avoir subi une atteinte au respect de sa vie privée, ou encore à la sauvegarde de sa réputation s’il n’est plus titulaire de tels droits? Le droit québécois ne reconnait pas le préjudice posthume.

Néanmoins, les proches sont investis d’une mission de protéger et d’un devoir d’assurer la sauvegarde de la mémoire du défunt. Une telle protection peut s’inscrire sous le prisme de la dignité humaine, édictée dans le préambule de la Charte des droits et libertés de la personne (« considérant que tous les êtres humains sont égaux en valeur et en dignité »). Ils peuvent ainsi intenter une poursuite en responsabilité civile si une photo prise de la dépouille humaine les heurte, par exemple. En ce cas, ils peuvent prétendre être victimes d’un préjudice moral qui leur est propre (sans être pour autant celui du mort). La pratique des égoportraits qui s’invite dans les salons mortuaires n’est que l’une des dérives potentielles qui inquiètent la Corporation des thanatologues du Québec.

Délimitées ainsi sont les frontières de l’existence juridique. Or, avec les développements tentaculaires de l’IA, ces frontières semblent être désormais brouillées, être en voie d’effacement…

Comment atteindre l’immortalité en droit?

L’IA présente des développements tentaculaires, susceptibles de mobiliser les juristes, notamment, et de commander des réflexions nouvelles. Et si l’IA pouvait être utilisée pour créer des avatars de personnes décédées (c’est d’ailleurs déjà le cas)? Comment encadrer un tel prolongement de la « personnalité numérique »? Les implications juridiques qui dérivent de l’« immortalité artificielle » sont névralgiques, et les cartographier pose de nombreux défis.

Il n’est qu’à penser à l’incidence des volontés exprimées du vivant de la personne et de leur application après la mort. Ou encore, au statut juridique de la « personne numérique ». Cette dernière peut-elle revendiquer demeurer une personne juridique? Pourrait-elle faire l’objet de recours judiciaires? Dans quelle mesure pourrait-elle être protégée?

De façon analogue, un système d’IA serait-il susceptible d’engager sa responsabilité civile pour avoir reproduit la voix ou encore l’image d’une personne? Quelles sont les conditions à remplir pour ce faire? Sur quel fondement engager la responsabilité potentielle de l’IA : pour son fait personnel – ce serait alors postuler que l’IA détient une personnalité juridique – ou pour le fait de son gardien ou de son fabricant – ce serait alors associer l’IA à un bien? On le voit bien, la détermination du statut juridique de l’IA n’est pas sans influencer son traitement juridique.

Pour reprendre l’article mentionné dans La Presse +, l’IA pourrait-elle engager sa responsabilité civile, dans ce cas spécifique, pour avoir reproduit l’image et la voix de ces jeunes Américains décédés? Rien n’est moins certain, à défaut d’être en présence de victimes. Tout dépend ainsi de la finalité, de la quête à aspirer à une telle « immortalité artificielle »…

Pour explorer davantage ces questions, nous vous invitons à lire le plus récent ouvrage de la professeur Mariève LacroixResponsabilité.IA. Du droit québécois de la responsabilité civile à l’égard de l’intelligence artificielle, co-écrit avec N. Vermeys et paru aux Éditions Yvon Blais en décembre 2023.