Quel est le volet de votre recherche que vous préférez?
Dans mes recherches, je m’efforce toujours de porter un regard non technique sur la technique juridique. Je crois en effet que beaucoup de grandes questions concernant l’organisation économique et la justice sociale sont résolues, en pratique, par des dispositifs techniques qui, lorsqu’ils sont bien établis, nous permettent d’agir sans avoir à débattre constamment des prérogatives de chacun. Le moment de la recherche que je préfère est celui où j’arrive à percer le mystère de la technique : le moment où, une fois les considérations d’ordre technique maîtrisées et remises en contexte, j’arrive à comprendre la grande question à laquelle elles répondent. C’est alors que se dévoilent toute l’ingéniosité de ceux qui ont inventé ces dispositifs techniques, mais aussi l’univers des possibilités qu’ils ont écartées et dont nous pourrions nous saisir pour faire les choses autrement.
Quels sont les publics de votre recherche?
Mes recherches se situent au carrefour du droit des affaires, du droit financier, de la sociologie du droit et de la sociologie économique et visent par conséquent des publics très hétéroclites. Lorsque j’écris, je m’imagine un lecteur érudit et curieux à propos du monde des affaires et du droit, mais pas forcément spécialiste de l’une ou l’autre des disciplines que j’aborde. J’essaie ainsi de rendre accessible au plus grand nombre des réalités souvent réservées aux initiés, en m’efforçant de rendre visible leurs angles morts ou les aspects qui me semblent prêter flan à la critique.
Si vous deviez choisir une contribution (à la société, à la science, au monde des idées) de votre travail qui vous rendent fière, laquelle nommeriez-vous?
Dans le cadre de ma thèse de doctorat, j’ai développé des outils théoriques et méthodologiques qui permettent d’étudier, sous un angle sociojuridique, des objets et des pratiques qui furent relativement négligés par les travaux de sociologie du droit des dernières décennies : je pense ici à une foule de phénomènes liés au monde des affaires, des phénomènes qui demeurent en général très éloignés de l’expérience vécue de la plupart de nos concitoyens, mais qui n’en sont pas moins structurants pour notre organisation collective. J’estime que la sociologie du droit devrait se pencher davantage sur de tels phénomènes, et que mon travail peut encourager d’autres jeunes chercheurs à se lancer sur cette voie qui par ailleurs demeure mal balisée. Si je peux leur servir de modèle dans cette entreprise, je serai très fière.
Quels sont les aspects de votre recherche qui vous ont le plus surprise?
Comme j’ai un parcours très universitaire – je ne suis en effet pas avocate et je n’ai jamais pratiqué le droit autrement que par mes recherches et mon enseignement –, j’ai été surprise de constater à quel point mon travail interpelle les praticiens du droit qui se trouvent confrontés au monde de la finance. Les juristes se sentent souvent intimidés par la complexité des produits financiers, qui leur paraissent relever d’une expertise qui leur échappe complètement. Mes travaux replacent le droit là où on ne le voyait plus : au cœur même des produits financiers, qui sont en vérité composés de contrats, qui mobilisent de façon originale des techniques juridiques qui sont, elles, assez classiques. Je crois que même si mes analyses ne résolvent pas forcément les questions pratiques qui se posent aux juristes, elles permettent à ceux-ci de reprendre confiance en leurs propres outils.
Quel serait le texte que vous avez produit que vous recommanderiez comme première lecture à quelqu’un qui ne connaît pas encore vos travaux?
Je leur recommanderais la lecture de mon livre, La fabrique juridique des swaps : quand le droit organise la financiarisation du monde, qui vient de paraître aux Presses de Sciences Po. Ce livre est tiré de ma thèse de doctorat et j’y expose ma démarche de manière assez pédagogique.
Comment voyez-vous l’évolution du monde de la recherche dans les facultés de droit?
Les facultés de droit valorisent de plus en plus la recherche interdisciplinaire et je crois que cette tendance va se maintenir. Le droit a beau être une discipline de plus en plus fragmentée, en raison de la spécialisation de ses différentes matières; il s’agit aussi du langage que choisissent un nombre croissant d’acteurs économiques et sociaux afin de formuler leurs attentes et leurs revendications – les sociologues parlent à cet égard d’une juridicisation de la vie sociale. Le droit devient ainsi de plus en plus perméable à la logique de ceux qui l’utilisent, au point que les juristes ne peuvent plus espérer appliquer le droit sans comprendre le contexte dans lequel il s’inscrit. Ceci me semble valable non seulement pour la recherche, mais aussi pour l’enseignement au sein des facultés de droit.