L’interprétation et la rédaction «larges et libérales» des lois : réalité ou cliché ?

By Mistrale Goudreau

Professeure titulaire, Faculté de droit - Section de droit civil

Mistrale Goudreau
Law
Parlement du Canada
On entend souvent dire que les lois doivent recevoir une interprétation « large et libérale ». Une déclaration aussi générale peut-elle être vraie dans tous les cas?

Supposons qu’une municipalité interdit aux membres du public d‘apporter une arme sur les lieux des festivals pour des raisons de sécurité. On comprend aisément qu’il soit interdit d’apporter un fusil ou un poignard, mais qu’en est-il du couteau à steak bien aiguisé? Une interprétation large pourrait inclure tous les instruments qui peuvent servir à causer des blessures : de l’arme à jeu, à l’épée, au couteau de bureau, au ciseau à ongles, à la lime à ongles! 

La réalité est beaucoup trop complexe pour qu’on puisse affirmer que toutes les lois doivent recevoir une interprétation large. Au contraire, certaines lois vont avoir un objectif bien limité, et il ne faut pas en faire une application qui irait au-delà de cet objectif. Il faut aussi souvent prendre en considération les objectifs des autres législations qui peuvent venir en conflit avec le but de celle à l'étude. 

Des règles d’interprétations qui varient selon les systèmes juridiques

Le Code civil du Québec est l’un de ces textes législatifs pour lequel on prône l’interprétation large et libérale. La Cour suprême du Canada a précisé que « le Code civil n’est pas un droit d’exception et son interprétation doit refléter cette réalité. Il doit recevoir une interprétation large qui favorise l’esprit sur la lettre et qui permette aux dispositions d’atteindre leur objet.» En fait, de telles affirmations doivent être remises dans leur contexte. La Cour fait référence ici à la différence entre le droit civil codifié applicable au Québec et la common law de tradition britannique, en vigueur dans le reste du Canada.

En common law, les décisions judiciaires sont la principale source du droit; elles sont à la base du système juridique. Un des principes d’interprétation, énoncé par les cours anglaises au 16e et au 17e siècle, est à l’effet que le législateur ne veut pas faire des changements substantiels au droit existant au-delà de ce qu’il a expressément énoncé; le droit n’est modifié que de façon expresse ou par déduction nécessaire. Cela a naturellement conduit les tribunaux de common law à adopter une interprétation restrictive des lois, qui sont vues comme « un droit d’exception ». 

Les tribunaux de common law ont peu à peu délaissé cette approche très formaliste. D’ailleurs, les lois d’interprétation adoptées au Québec et au Canada indiquent que tout texte de loi s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet. Cependant, cette affirmation veut simplement dire qu’il ne faut pas suivre le réflexe traditionnel de la common law d’interpréter restrictivement le texte de loi, et non qu’il faille toujours interpréter les lois le plus largement possible.

Adapter la rédaction législative au contexte

Cela nous mène aussi à une autre question : pour permettre au texte législatif d’atteindre son objectif, faut-il le rédiger en termes généraux ? Jean-Étienne-Marie Portalis, l’un des rédacteurs originels du Code civil français de 1804, écrivait au moment de présenter le projet que: « l’office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit : d’établir des principes féconds en conséquence, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière. C’est au magistrat et au jurisconsulte, pénétrés de l’esprit général des lois, à en diriger l’application. » Et son avis a été suivi : on trouve dans les systèmes juridiques de droit civil un grand nombre de règles très générales.

Par exemple, les codes imposent à l’employeur de réparer le préjudice causé par la faute de ses employés dans l’exécution de leurs fonctions. Quand commet-on une faute ? Quand agit-on dans l’exécution de ses fonctions ? L’employé qui, pour remplir ses tâches, a désobéi à une consigne de son employeur, a-t-il commis une faute, était-il encore dans l’exécution de ses fonctions ?

Très souvent, la loi incorpore la notion de raisonnabilité. On édicte par exemple qu’aucun droit ne peut être exercé « d’une manière excessive et déraisonnable ». J’ai le droit de faire du bruit chez moi, mais pas de façon déraisonnable. En pratique, qu’est-ce que cela veut dire ? Combien de bruit et de plus, quand ? Le jour, la nuit, à l’aube ? Lorsque la règle n’est pas précise, les citoyens qui n’évaluent pas les choses de la même manière et qui n’arrivent pas à régler entre eux leurs différends se retrouvent devant les tribunaux, ce qui peut entrainer des coûts financiers et sociaux importants.

Le législateur va donc fréquemment poser une règle précise. Par exemple, au lieu d’exiger des conducteurs de véhicules automobiles qu’ils conduisent à des vitesses raisonnables, il leur imposera des vitesses maximales déterminées en fonction de l'environnement routier: trafic piétonnier, proximité d’une école, visibilité, etc. Voilà un cas où il est préférable que ce soit l’autorité publique qui évalue ce qui est raisonnable et qui le précise dans ses règlements, et non le conducteur automobile qui aurait difficilement accès à toutes les données pertinentes.

Les rédacteurs de loi arriveront souvent à la conclusion qu’en rédigeant une norme, il ne s’agit pas de privilégier d’emblée la généralité ou la précision. Il faut que le texte de loi comporte le degré de précision qui est adéquat dans la situation visée. Comment évaluer cette situation, comment rédiger la règle qui convient, comment l’interpréter correctement : c’est l’art et la science du juriste, au cœur des travaux des universitaires et des praticiens du droit, qui ne doivent pas se limiter aux affirmations générales, qui doivent aller au-delà des mythes et des clichés!