La mise en place d’un régime linguistique se distingue d’un pays à l’autre. Tout régime repose sur des traditions normatives, institutionnelles et administratives, mais il est également le résultat du jeu des acteurs, dont les partis politiques ou les mouvements sociaux qui véhiculent aussi des représentations distinctes de la langue au sein de l’espace public.

Depuis le 19e siècle, les régimes linguistiques ont généralement été constitués selon le modèle de l’États-nation européen. Au 20e siècle, la mise en place de nouveaux régimes postcoloniaux en Afrique, en Amérique latine ou en Asie a relancé la question du rôle de l’État dans le choix des politiques linguistiques dans ces régions. Au 21e siècle, les débats sur la mondialisation et la diversité linguistique invitent à poursuivre l’étude de l’intervention étatique dans le domaine de la langue [1].

[1] Rainer Enrique Hamel, « L’aménagement linguistique et la globalisation des langues du monde », Télescope,  vol. 16, no 3, 2010, p. 1–21.

Le régime linguistique canadien

L’histoire du régime linguistique canadien sert en grande partie à comprendre comment le français et l’anglais sont devenus les deux langues officielles au pays. Il existe d’autres langues historiques au Canada, soit les langues des peuples autochtones et métis, dont certaines ont un statut officiel dans les territoires fédéraux. Il existe aussi près de 200 langues d’immigration. Ces langues ne sont pas toutes parlées au quotidien, mais elles font partie de la réalité linguistique du pays.

L’histoire du régime linguistique canadien est jalonnée de points tournants, mais elle témoigne aussi d’une certaine constance, soit que les politiques linguistiques sont constamment l’objet de compromis. L’octroi de droits linguistiques au Canada est aussi guidé par cette idée de compromis au cœur de la politique linguistique canadienne. Ce compromis est le résultat de nombreux facteurs : démographiques, économiques, sociaux et politiques.

Les fondements

D’une part, le régime linguistique canadien est caractérisé par la dominance de l’anglais que l’on tient pour acquis depuis la Conquête de la Nouvelle France par les Britanniques au 18e siècle. D’autre part, le pouvoir britannique doit faire preuve de compromis à l’égard des Canadiens français, dont la démographie est plus importante à l’époque. La situation donnera lieu à de nombreux débats linguistiques.

Le premier grand débat sur la langue a lieu en 1792 dans le contexte de la création de la nouvelle Assemblée législative du Bas-Canada. Les députés francophones tiennent pour acquis qu’ils pourront utiliser le français au sein de l’assemblée. Or, les députés anglophones n’étaient pas du même avis, mais ils ont été obligés de faire un compromis et de se rallier à la majorité francophone – d’ailleurs, à ce jour, l’Assemblée nationale du Québec continue de fonctionner uniquement en français.

Ensuite, en 1840, à la suite des rébellions des patriotes contre le pouvoir britannique, la fusion des assemblées du Haut et du Bas-Canada donna lieu à l’interdiction du français au sein de la nouvelle assemblée du Canada-Uni. Le rapport Durham ou Rapport sur les affaires de l’Amérique du Nord britannique propose l’assimilation des Canadiens français à l’anglais. Or, la mesure va échouer, car les députés francophones vont continuer d’utiliser la langue française au sein de la nouvelle Assemblée législative.

En 1867, lors de la création de la fédération canadienne, le français et l’anglais sont reconnus dans la nouvelle constitution du pays, soit l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, à l’article 133. L’article confirme que le français et l’anglais peuvent être utilisés dans les débats parlementaires au sein de la législature fédérale et à l’Assemblée législative du Québec et que les lois doivent être publiées dans les deux langues en plus d’être utilisées dans les tribunaux fédéraux et du Québec.

L’approche est peu contraignante, mais elle est inscrite dans la nouvelle Constitution canadienne. L’article 133 constitue le cœur du régime linguistique canadien qui s’échafaude au pays au 19e siècle. Toutefois, ce compromis original est limité et asymétrique. Il repose sur la reconnaissance du français et de l’anglais au sein du Parlement canadien et de l’Assemblée législative du Québec. Ce compromis n’impose aucune exigence aux autres provinces fondatrices, que ce soit le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse ou l’Ontario où vivent aussi des Canadiens français et des Acadiens à l’époque de la Confédération. Enfin, ce compromis ne tient pas compte des langues autochtones.

Par surcroît, les provinces opposeront le modèle de l’anglo-conformité à l’approche du compromis. Un tel modèle, qui repose sur le principe de la supériorité de la langue anglaise et de la religion protestante, vise à assimiler les Canadiens français et les immigrants. Il guide l’action des provinces à l’époque qui interdisent le français dans leurs assemblées législatives ou dans le domaine de l’éducation. Le gaélique et l’allemand, qui sont parlées en Ontario et au Manitoba en particulier sont également interdits.

Le modèle de l’anglo-conformité est conforme à l’esprit du rapport Durham qui proposait également l’assimilation des Canadiens français, mais il est aussi rendu possible grâce au fédéralisme. En effet, le fédéralisme laisse une grande marge de manœuvre aux provinces dans plusieurs domaines, dont la langue, en vertu de la division des pouvoirs.

Grâce à leurs luttes, les Canadiens français vont faire échouer le projet d’assimilation à l’anglais au profit de l’idéal du bilinguisme canadien. Cet idéal repose sur la reconnaissance de l’égalité entre les Canadiens français et les Canadiens anglais d’un océan à l’autre. La nation métisse jouera aussi un rôle clé dans la mise en place du bilinguisme canadien en raison de la création de la province du Manitoba en 1870 comme le rappelait la Cour suprême du Canada, en 2015, dans la cause Caron. À l’origine, la constitution de la nouvelle province comprend des exigences concernant le français à l’instar de l’article 133 de la constitution canadienne, sauf que celles-ci n’ont jamais été respectées par le gouvernement manitobain.