Un changement de cap dans les droits linguistiques (1963-1969)

Introduction

Bien que les autochtones aient pris pied en Amérique avant les Européens, ce sont les anglophones et les francophones qui ont donné naissance au Canada politique que nous connaissons. Dans les années 1960, les deux grandes communautés linguistiques n'étaient pas encore parvenues à s'entendre, mais il paraissait évident que le Canada se devait de mieux respecter ses minorités linguistiques et qu'il lui fallait bien plus que des ajustements occasionnels pour permettre à tous ses citoyens de vivre davantage en harmonie. Le pays était mûr pour un profond changement de cap, comme c'était d'ailleurs le cas dans plusieurs autres pays du monde. En effet, lors de cette décennie de 1960, on assista, dans de nombreux pays, à des modifications politiques considérables sur la question de la protection linguistique. Plusieurs anciennes colonies britanniques et françaises sont devenues des États souverains et, en même temps, des groupes minoritaires voulurent changer leur statut et accéder à un sort plus enviable et plus juste. Le Canada s'inscrit dans cette foulée de libération nationale et d'acquisition et de promotion des droits linguistiques. Il faut dire aussi que la décennie de 1960  apporta, dans le monde entier, l'implication grandissante de l'État dans la vie des citoyens. La langue ne pouvait faire exception.

L'arrivée au pouvoir du premier ministre Lester B. Pearson (de 1963 à 1968) marqua de la part du gouvernement canadien une certaine volonté de changement. Voulant préserver l'unité nationale, Pearson s'engagea à accorder une attention particulière au bilinguisme et mit sur pied une commission d'enquête chargée de faire le point sur la situation du bilinguisme et du biculturalisme au Canada. C'est aussi l'époque de la montée du mouvement souverainiste québécois, celle de l'arrivée sur la scène politique fédérale de Pierre Elliott Trudeau favorisant les droits individuels, celle de l'adoption de la Loi sur les langues officielles (1969), qui inaugurera la période des lois linguistiques au Canada, puis la loi fédérale sera suivie d'une autre sur le multiculturalisme.

Au même moment, dans certaines provinces, les minorités francophones revendiquaient des changements substantiels autres que cosmétiques, notamment en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Le Québec, de son côté, vivait une période d'effervescence qu'on a appelé la Révolution tranquille; ce fut une période de déblocage caractérisée notamment par l'avènement d'un État plus moderne et l'action socio-économique, l'affirmation de l'identité québécoise et la prise de conscience linguistique. Plus tard, les tribunaux interviendront dans certaines provinces récalcitrantes afin de faire respecter les droits des minorités. Ainsi commençait l'avènement des droits et des lois linguistiques au Canada. 

Législation fédérale et droits linguistiques (1969 et 1988)

À la suite des nombreuses recommandations proposées par la Commission Laurendeau-Dunton, la Chambre des communes adopta en 1969 la Loi sur les langues officielles. Cette loi conférait un statut co-officiel à l'anglais et au français, mais seulement dans le cas des organismes et institutions relevant de la juridiction fédérale. Cette loi devenait la première loi à caractère proprement linguistique adoptée par le Parlement fédéral. Le Canada étant une fédération, la loi devait respecter la Constitution canadienne en ne modifiant pas les champs de juridiction entre les provinces et le gouvernement fédéral. Bref, la loi ne  pouvait pas intervenir dans les politiques linguistiques des provinces. Rappelons que la Loi sur les langues officielles de 1969 fut abrogée en 1988 lors de l'adoption de la nouvelle Loi sur les langues officielles, alors que Brian Mulroney (1984-1993) était premier ministre canadien. La législation fédérale accorde des droits personnels à tout citoyen canadien pour qu'il puisse communiquer dans la langue de son choix avec le gouvernement fédéral et faire instruire ses enfants dans une langue minoritaire. Elle ne donne pas de droits collectifs au sens où certaines législations l'entendent, par exemple au Nouveau-Brunswick et au Québec. Enfin, l'adoption de la Loi sur les langues officielles reléguait aux oubliettes le temps où le bilinguisme se limitait à quelques symboles (timbres, billets de banque, etc.) et à la traduction des lois et certains documents administratifs.

Loi constitutionnelle de 1982 et Charte des droits et libertés

En 1982, le Canada a adopté une loi constitutionnelle additionnelle : la Loi constitutionnelle de 1982. Celle-ci ne remplaçait pas les textes constitutionnels en vigueur, dont la Loi constitutionnelle de 1867, mais venait les compléter. Les circonstances dans lesquelles fut adoptée cette nouvelle constitution dans laquelle est enchâssée la Charte canadienne des droits et libertés ont été perçues par certains comme un peu troubles. C'est que la Constitution a été approuvée par neuf provinces (anglophones) et le gouvernement fédéral, et ce, sans le consentement du Québec, la seule province à prédominance francophone. Cela dit, la Loi constitutionnelle de 1982 innovait grandement en matière linguistique par rapport au texte constitutionnel de 1867. Elle prévoit d'ailleurs une procédure de modification des dispositions linguistiques constitutionnelles qui varie selon que la modification touche une disposition applicable à certaines provinces seulement, à l'ensemble des provinces ou au gouvernement fédéral. 

Canadian Charter of Rights and Freedoms

Échecs

L'égalité linguistique souhaitée ne s’est pas réalisée totalement dans les faits. Ce droit à la « langue de son choix » est difficile à réaliser partout dans la mesure où, le nombre ne le justifiant pas toujours, les offres actives en français (ou en anglais dans certaines régions du Québec) demeurent souvent déficientes, sinon inexistantes. Il est plus facile d'étendre ce droit au plan des symboles (p. ex. l'affichage bilingue pour les édifices fédéraux, la monnaie, les timbres-poste) que dans les services réels à la population. On compte actuellement 55 États souverains bilingues dans le monde. À l’exception de la Belgique, aucun des 54 autres États n’a réussi à implanter adéquatement un bilinguisme égalitaire entre les langues. La raison est évidente : il est difficile d’accorder des droits égaux à des groupes numériquement inégaux.

Conclusion

Au Canada, la conception des droits linguistiques consiste à promouvoir une vision symétrique des langues officielles; cette vision suppose que les francophones et les anglophones sont considérés comme des groupes égaux. On distingue, d'une part, des « Canadiens d'expression française, concentrés au Québec mais présents dans le reste du Canada », d'autre part, des  « Canadiens d'expression anglaise, concentrés dans le reste du pays mais aussi présents au Québec ». Par voie de conséquence, le Canada compterait deux majorités au sein desquelles on identifie des minorités qu'il est nécessaire de protéger. L'application de ce principe consiste à prendre des moyens pour protéger uniquement les minorités francophones des provinces anglaises ainsi que la minorité anglophone du Québec. Ce concept des deux majorités égales permet de mieux faire accepter le bilinguisme dans les neuf provinces anglophones. Une telle politique linguistique part du postulat que les francophones du Québec forment une majorité, qui n'a pas besoin de protection, et que les anglophones constituent une minorité qu'il faut protéger. Mais ce n’est pas l’anglais qui est menacé au Canda, mais le français, y compris au Québec. Au point de vue juridique, selon l’interprétation de la Cour suprême du Canada, il n'existe pas de minorités linguistiques « canadiennes », mais seulement des minorités linguistiques « provinciales » sur lesquelles le gouvernement fédéral n'exerce que fort peu de juridiction si ce n'est par le biais de la Constitution canadienne.

Politiques linguistiques provinciales à caractère global : Nouveau-Brunswick, Ontario et Québec

L'autonomie des provinces étant ce qu'elle est, il est possible que leurs diverses politiques linguistiques puissent présenter un éventail disparate et peu harmonisé. Les provinces canadiennes sont des entités juridiques distinctes qui peuvent développer des politiques différentes les unes par rapport aux autres. Autrement dit, à la rigueur, on peut distinguer une politique linguistique fédérale (incluant les territoires fédéraux) et dix politiques linguistiques provinciales.

Flags of New Brunswick Ontario Quebec

L'autonomie des provinces étant ce qu'elle est, il est possible que leurs diverses politiques linguistiques puissent présenter un éventail disparate et peu harmonisé. Les provinces canadiennes sont des entités juridiques distinctes qui peuvent développer des politiques différentes les unes par rapport aux autres. Autrement dit, à la rigueur, on peut distinguer une politique linguistique fédérale (incluant les territoires fédéraux) et dix politiques linguistiques provinciales.

Map of Canada showing the Broad-Based Provinces : New Brunswick, Ontario, Quebec

Cependant, si les politiques linguistiques adoptées au Canada par les différents gouvernements sont distinctes et autonomes, elles sont néanmoins soumises à certaines dispositions de la Constitution canadienne. D'ailleurs, non seulement le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux sont assujettis à la Constitution canadienne, mais également les citoyens et les entreprises publiques et privées. Cela signifie que toutes les provinces sont assujetties, en matière linguistique, aux dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982 en ce qui a trait aux droits scolaires, c'est-à-dire à l'article 23. De plus, certains clauses ne concernent que le gouvernement fédéral, d'autres, seulement celui du Nouveau-Brunswick (à sa demande).

Parmi les dix provinces canadiennes, il faut distinguer trois approches différentes :

  1. Les politiques linguistiques à caractère global, touchant en principe tous les aspects de la société : législation, justice, services publics, éducation, etc.
  2. Les politiques linguistiques à caractère sectoriel, ne concernant par exemple, que l'éducation ou la justice.
  3. Les politiques non interventionnistes, celles qui consistent, dans le cadre canadien, à se conformer aux contraintes constitutionnelles ou aux décisions des tribunaux.

Une politique est considérée comme globale lorsqu'elle concerne les principaux domaines de la vie sociale. Il faut par ailleurs que cette politique soit appuyée par des mesures interventionnistes, généralement des lois ou des règlements. Bref, une telle politique suppose qu'un gouvernement prévoit les difficultés et planifie ses interventions. Seules trois provinces peuvent répondre à ces critères : le Nouveau-Brunswick, l'Ontario et le Québec.

L'Ontario et le Québec sont officiellement unilingues, mais cela n'empêche nullement ces provinces d'accorder des droits étendus à leur minorité linguistique, et ce, dans presque tous les principaux secteurs. Certains de ceux-ci sont d'ailleurs déclarés officiellement bilingues, par exemple, le législatif, la justice, les services et l'éducation. Le Nouveau-Brunswick, pour sa part, est la seule province canadienne officiellement bilingue. Ce statut est tout à l'honneur de la province, mais dans les faits les droits de la minorité linguistique ne sont pas plus étendus que ceux de la minorité anglophone du Québec. Grosso modo, on peut dire que la minorité linguistique de ces trois provinces bénéficie de droits relativement similaires. Il y a certes des différences, mais les ressemblances sont frappantes. 

Politiques linguistiques provinciales à caractère sectoriel : Manitoba, Nouvelle-Écosse et Île-du-Prince-Édouard

Les provinces qui ont développé des politiques linguistiques sectorielles se limitent généralement à un seul aspect de la langue, parfois deux ou trois tout au plus. Plus précisément, une telle politique consiste à adopter des mesures législatives plus ou moins élaborées dans un, deux ou trois domaines dans l’usage des langues minoritaires. Le domaine de l'éducation semble l'un des domaines les plus privilégiés, mais certaines politiques concernent, par exemple, des aspects tels que la législation et la justice, parfois certains services gouvernementaux.

flags of Manitoba, Nova Scotia, Prince Edward Island

Les provinces qui appliquent ce type de politique ont réglementé les problèmes au fur et à mesure qu'ils se sont présentés, notamment à la suite de jugements de la part des tribunaux. Trois provinces se démarquent: le Manitoba, la Nouvelle-Écosse et l'Île-du-Prince-Édouard. 

map showing the Sector-Based Provinces

Politiques de non-intervention linguistique : Alberta, Colombie-Britannique, Saskatchewan, Terre-Neuve

Toute politique de non-intervention consiste avant tout à choisir la voie du laisser-faire, à ignorer les problèmes lorsqu'ils se présentent et à laisser évoluer le rapport des forces en présence. Dans la pratique, il s'agit d'un choix véritable, donc d'une planification, qui joue généralement à l'avantage de la langue dominante ou officielle.

flags of  Alberta, British Columbia, Saskatchewan, and Newfoundland

Une politique de non-intervention est, en principe, non écrite et officieuse, bien que cette approche n'empêche pas un gouvernement de faire des déclarations d'intention, d'agir par des pratiques administratives, voire de procéder par règlements ou par décrets, sinon par de vagues dispositions constitutionnelles ou législatives. Cependant, un gouvernement non interventionniste ne se pose pas comme arbitre et se garde d'adopter des dispositions législatives précises. Bien souvent, on invoque, pour justifier une telle politique, des principes de libre-choix, de tolérance ou d'acceptation des différences.

Par ailleurs, l'appellation de « politique de non-intervention » peut prêter à équivoque, car il est possible pour un État ou une province de pratiquer une politique à la fois interventionniste et non interventionniste. On peut, par exemple, ne pas intervenir à l'égard de la langue officielle, mais protéger les langues des minorités; au contraire, on peut intervenir pour la promotion de la langue officielle et s'abstenir de protéger les langues minoritaires.

Dans le cadre canadien, les politiques non interventionnistes consistent généralement à se conformer aux obligations constitutionnelles et aux décisions ou arrêts des tribunaux. Au lieu de pratiquer une politique d'interdiction telle qu'il y en a eu dans le passé, il suffit pour une province d'accorder des droits reconnus par la Constitution canadienne ou imposés par les tribunaux, généralement une cour d'appel ou la Cour suprême du Canada. Techniquement, c'est de la non-intervention de la part de la province. 

map of Canada showing the provinces that adapted the  Linguistic Policies of Non-Intervention