Pour les francophones, le français vit son espace rétrécir partout dans les colonies de l'Amérique du Nord britannique, sauf dans la « province de Québec » (1763), qui deviendra le Bas-Canada (1791), puis le Canada-Est (1840) avant de redevenir la province de Québec (1867). Commençons par les provinces de l'Atlantique (les Maritimes).
Les Maritimes
Dans les Maritimes, la déportation des Acadiens en 1755 avait vidé la région de la grande majorité des locuteurs de langue française. Techniquement parlant, la déportation constitue une mesure efficace pour réduire ou faire disparaître une langue. Puis beaucoup d'Acadiens revinrent plus tard dans la région. Dans l'ensemble, les données disponibles sur la population acadienne ne nous renseignent que pour la période de 1800 à 1870. Au cours de cette période, la population francophone passa de 8408 en 1803 pour atteindre 87 000 en 1870 (selon le recensement fédéral de 1871). La population atteignait 45 000 au Nouveau-Brunswick, près de 33 000 en Nouvelle-Écosse et moins de 9000 à l'Île-du-Prince-Édouard.
Depuis la cession de l'Acadie à la Grande-Bretagne en 1713, des lois restrictives envers les Acadiens (et les catholiques) entravèrent le développement des francophones, d'abord parce qu'ils étaient catholiques, ensuite parce qu'ils parlaient français. Tout au cours du 19e siècle, la communauté acadienne n'eut aucun statut reconnu et dut s'adapter aux autorités coloniales britanniques. Dans les trois colonies de peuplement (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse et Île-du-Prince-Édouard), les Acadiens firent l'objet d'une constante ségrégation religieuse, linguistique, éducative et politique. Ce n'est qu'à partir de 1830 que certaines lois commencèrent à être abrogées. Aujourd'hui, de telles mesures discriminatoires entraîneraient des poursuites judiciaires sans fin, mais à l'époque ces questions n'embarrassaient pas beaucoup les autorités.
Par exemple, en Nouvelle-Écosse, une loi de 1758 interdit à tout catholique de posséder des terres; il fallut attendre 1783 avant que l'interdiction soit levée, car la loi touchait aussi les Irlandais de langue anglaise. Les catholiques, c'est-à-dire les Acadiens et les Irlandais, se virent imposer de lourdes amendes s'ils ouvraient une école, ce qui perdura jusqu'en 1786. Ils acquirent le droit de vote seulement en 1789 en Nouvelle-Écosse et obtinrent le droit de siéger dans les chambres d'assemblée en 1830. Simon d'Entremont fut le premier Acadien à être élu en 1836 à une chambre d'assemblée, celle de la Nouvelle-Écosse, et il se rangea aussitôt du côté des réformistes.
En éducation, les autorités coloniales néo-écossaises n'accordèrent pas l'égalité en éducation aux Acadiens. Un loi de 1786 interdit à tout catholique d'enseigner aux enfants anglicans de moins de 14 ans. Il fallut attendre en 1826 pour que les Acadiens puissent obtenir des octrois annuels pour leurs écoles. Une loi néo-écossaise de 1841 instaura un système scolaire uniforme en anglais pour toutes les écoles de la colonie, mais l'enseignement du français, de l'écossais, de l'irlandais et de l'allemand était toléré. L'existence de ces écoles demeurait précaire, car elles n'étaient souvent maintenues que par les souscriptions des parents. Chacune des paroisses restait libre de choisir son maître d'école et de fixer son salaire.
Au Nouveau-Brunswick, Armand Landry fut le premier francophone élu en 1846. De façon générale, les Acadiens s'intégrèrent très peu dans les rouages politiques, d'autant plus qu'ils n'avaient pas facilement accès aux services publics. Le fait qu'ils étaient catholiques ne les a sûrement pas aidés. Avant 1850, les écoles acadiennes étaient pratiquement inexistantes, car les premières lois scolaires étaient très liées à la religion anglicane. La première loi du genre au Nouveau-Brunswick remonte à 1802: elle prévoyait la construction d'écoles anglicanes. Un réseau d'écoles fut organisé à partir de 1816, les Grammar Schools, mais ces écoles étaient réservées aux enfants des propriétaires fonciers, ce qui excluait les Acadiens. Les conflits scolaires commencèrent jusqu'à ce que les communautés religieuses francophones décident d'intervenir et de prendre en mains les écoles. La formation que recevaient les futurs enseignants n'était dispensée qu'en anglais.
À l'Île-du-Prince-Édouard, les Acadiens eurent le droit d'ouvrir leur première école en 1815, à Rustico. Les quelques écoles acadiennes fonctionnèrent sans aide financière du gouvernement jusqu'en 1825. Il n'existait que quelques rares écoles considérées comme inférieures, puisque l'enseignement n'était dispensé qu'en français.
Dans toutes les Maritimes, les entreprises relatives à la forêt et la pêche appartenaient à des entrepreneurs anglais ou anglo-normands (Jersey et Guernesey). L'anglais restait la langue des entreprises (la Robin, les Fruing et les Lebouthiller), mais les travailleurs acadiens utilisaient le français entre eux.
Qualité du français au Canada
Les différences entre le français de France et celui du Canada s'accentuèrent durant le 19e siècle, surtout dans les villes. Toutefois, ces différences, souvent inconnues dans les campagnes, ne suscitèrent pas vraiment des inquiétudes. Les paysans canadiens (appelés « les habitants ») pensaient qu'ils parlaient « le français de France », mais dans les villes les francophones commencèrent à s'interroger.
Pendant que les habitants, les ouvriers et les bûcherons demeuraient unilingues, l'élite francophone, qui gravitait autour des Britanniques, prit conscience de l'omniprésence de la langue anglaise et de la dévalorisation du français, que ce soit dans le monde politique, économique, industriel, etc. De façon générale, le monde rural, que ce soit au Québec ou en Acadie, sauf pour les enclaves anglophones (Outaouais, Cantons de l'Est et Gaspésie), paraissait mieux protégé sur le plan linguistique. Toutefois, au fur et à mesure que le capitalisme pénétrait dans les campagnes, la langue anglaise faisait son entrée. Par exemple, le chemin de fer, la poste et le télégraphe contribuèrent à faire connaître les produits manufacturés et leurs modes d'emploi en anglais.
Après l'union du Canada-Ouest et du Canada-Est en 1840, la vie politique se déroula généralement en anglais. Bien que reconnu presque sur un pied d'égalité avec l'anglais au parlement du Canada-Uni à Kingston, le français se trouvait très dévalorisé dans les faits. Les lois étaient rédigées en anglais, puis traduites en français. Les députés qui s'exprimaient en français ne pouvaient être compris des anglophones, pas plus qu'ils ne comprenaient les interventions de ces derniers. Au Canada-Est (que l'on continuait d'appeler dans l'usage Bas-Canada), l'anglais restait la seule langue de l'administration, des affaires, de l'économie, du commerce et de l'industrie. L'industrialisation du pays entraîna l'arrivée de patrons et de cadres parlant l'anglais, ce qui eut des conséquences dans la connaissance de la nomenclature des lexiques anglais. Ce fut surtout des hommes d'affaires anglophones et des immigrants anglo-écossais qui dominèrent la nouvelle économie. Dès le début du 19e siècle, la langue de travail des patrons fut l'anglais, mais également, comme l'attestent les témoignages de plusieurs visiteurs dont le Français Alexis de Tocqueville (voyage de 1831), celle de l'affichage, et ce, dans toutes les villes du Canada français. Voici un témoignage trouvé dans un journal de Québec, Le Fantasque (un journal satirique qui n'épargnait aucune autorité en place et, pendant la Rébellion de 1837-1838, vaudra la prison à son éditeur, Napoléon Aubin) du 18 novembre 1848 :
L'habitant de la Grande-Bretagne qui arrive dans notre ville ne peut croire que les deux tiers de la population soient d'origine canadienne-française. À chaque pas qu'il fait, il voit la devanture des boutiques et des magasins des enseignes avec ces mots: Dry Goods Store, Groceries Store, Merchant Taylor, Watch and Clock Maker, Boot and Shoe Maker, Wholesale and retail, etc.
Dans les villes, l'anglais commença à envahir la vie économique et sociale. En 1841, la publication du Manuel des difficultés les plus communes de la langue française de Thomas Maguire (qui était d'origine américaine) marqua le début du purisme linguistique, surtout en matière d'anglicismes. L'auteur fit école dans tout le Canada français et plusieurs volumes du même type seront publiés par d'autres dans les années à venir. Différents témoignages de l'époque révèlent l'influence de l'anglais sur le français, d'une part, la prépondérance de l'anglais dans la vie commerciale, d'autre part.
Si les voyageurs étrangers de la seconde moitié du 19e siècle s'imaginaient entendre parler les contemporains de Montcalm, qui a vécu 100 ans plus tôt, cela signifiait simplement que, pour rappeler les mots de lord Durham les francophones du Canada étaient restés « une société vieille et retardataire dans un monde neuf et progressif » :
Les Canadiens français sont restés une société vieille et retardataire dans un monde neuf et progressif. En tout et partout, ils sont demeurés français, mais des Français qui ne ressemblent pas du tout à ceux de France. Ils ressemblent aux Français de l'Ancien Régime.
En 1864, un député français, Ernest Dubergier de Hauranne, vint passer quelque temps au Bas-Canada; il fit la remarque suivante : « Presque toutes les familles de l'aristocratie de Québec ont contracté des alliances avec les Anglais et parlent plus souvent la langue officielle que la langue natale. Le gouvernement en est plein. »
La multiplication des commerces tenus par des anglophones ou des francophones qui les imitaient finira par donner aux villes un visage anglais. De plus, l'essor économique que connut la colonie fit entrer des produits britanniques dans tous les foyers et eut pour résultat de transformer les mentalités pour les adapter aux usages du monde britannique. En fait, l'anglomanie gagna peu à peu les Canadiens, comme elle avait conquis les Acadiens.
Retranchés dans l'agriculture, les paysans continuèrent de parler leur français, sans être trop importunés par l'anglais qui gagnait les villes bas-canadiennes. Cependant, en raison de la reprise des contacts avec la France, les intellectuels canadiens-français prirent conscience que le français des habitants de ce pays n'était pas celui employé en France. Il était devenu un français de plus en plus archaïque et différent. Un Français de passage au Bas-Canada, Théodore Pavie (1850), écrivait à propos de la langue des paysans canadiens :
Ils parlent un vieux français peu élégant; leur prononciation épaisse, dénuée d'accentuation ressemble pas mal à celle des Bas-Normands. En causant avec eux on s'aperçoit bien vite qu'ils ont été séparés de nous avant l'époque où tout le monde en France s'est mis à écrire et à discuter.
En fait, Théodore Pavie constatait simplement, avec ses préjugés, que le français du Canada n'avait pas beaucoup évolué depuis la Conquête. On retrouve d'ailleurs cette constatation dans les écrits de plusieurs voyageurs français tout au long du 19e siècle. Deux témoignages méritent d'être retenus; d'abord, celui de J.-F.-M. Arnault Dudevant (1862) :
L'esprit canadien est resté français. Seulement on est frappé de la forme du langage, qui semble arriéré d'une centaine d'années. Ceci n'a certes rien de désagréable, car si les gens du peuple ont l'accent de nos provinces, en revanche, les gens du monde parlent un peu comme nos écrivains du 18e siècle, et cela m'a fait une telle impression, dès le premier jour, qu'en fermant les yeux je m'imaginais être transporté dans le passé et entendre causer ces contemporains du marquis de Montcalm.
Terminons avec le témoignage d'un autre Français, Henri de Lamothe (Cinq mois chez les Français d'Amérique: Voyage au Canada et à la Rivière-Rouge du Nord , 1875) : « Un isolement de cent ans d'avec la métropole a pour ainsi dire cristallisé jusqu'à ce jour le français du Canada, et lui a fait conserver fidèlement les expressions en usage dans la première moitié du 18e siècle. » En réalité, il n'est pas possible que la langue française parlée au Canada n'ait pu évoluer, mais ces témoignages révèlent certainement que le français canadien était devenu langue archaïsante par rapport à celui de France.
Jusqu'à cette époque, la langue française avait relativement été chargée de connotations positives de l'identité collective des Canadiens français. Cependant, dans les décennies qui vont suivre, la langue commencera à être perçue comme un facteur négatif. Il s'agira alors des premières manifestations de l'image péjorative que les Canadiens français auront d'eux-mêmes.