Pour comprendre la dynamique des langues à Maurice, il faut considérer que, à part le fait que la population ne parle comme langue maternelle que fort peu le français et encore moins l'anglais, le gouvernement, pour sa part, tend à privilégier l'unilinguisme anglais, tandis que la population créole se sent plus d'affinités avec le français qu'avec l'anglais. Pour le gouvernement mauricien, l'anglais est la première langue officielle; le français, la seconde langue officielle; le créole n'existe tout simplement pas... juridiquement parlant. On utilise une variante amusante à Maurice pour le statut des langues: l'anglais est la langue officielle, le français serait la langue officieusement officielle, mais le créole non officiel est plus important. Bref, la population est créolophone et francophile; le gouvernement est anglophone et anglophile, mais le prestige social demeure l'apanage du français. On assiste donc à trois langues en situation de concurrence: anglais, français, créole. Quant aux langues orientales dites «ancestrales» (hindi, tamoul, marathi, chinois, etc.), elles ne sont employées que dans les communications personnelles ciblées.
La langue officielle de l'Assemblée
Lorsqu'on lit la Constitution, on se rend compte que l'anglais est l'unique langue de l'Assemblée nationale, puisque c'est la langue des débats et de la rédaction des lois. L'article 49 de la Constitution de 1968 traite ainsi des langues autorisées à l'Assemblée nationale:
Section 49 (Original version)
Official language
The official language of the Assembly shall be English but any member may address the chair in French.
Section 33
Qualifications for membership
Subject to section 34, a person shall be qualified to be elected as a member of the Assembly if, and shall not be so qualified unless, he –
(d) is able to speak and, unless incapacitated by blindness or other physical cause, to read the English language with a degree of proficiency sufficient to enable him to take an active part in the proceedings of the Assembly.
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Article 49 (Traduction non officielle)
Langue officielleLa langue officielle de l'Assemblée doit être l'anglais, mais un membre peut s'adresser à la présidence en français.
Article 33
Qualités requises des membres
Sous réserve des dispositions de l'article 34, une personne n'est admissible comme membre de l'Assemblée que si elle satisfait aux conditions suivantes: [...]
(d) être capable de parler et – à moins qu'elle en soit incapable pour cause de cécité ou pour toute autre cause physique – de lire l'anglais avec un degré de compétence suffisant pour lui permettre de prendre une part active aux délibérations de l'Assemblée.
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Selon ces dispositions constitutionnelles, l'anglais est obligatoire à l'Assemblée tout en autorisant l'usage du français, une façon de dire qu'il n'est pas interdit, mais toléré. Quant au créole mauricien, il en est fait abstraction et, au point de vue juridique, il est tacitement interdit. L’Assemblée nationale n'a jamais modifié cet article 49, mais c'est un bon exemple qui illustre le caractère officiel du discours sur l'anglais et les pratiques réelles dans la société mauricienne au sujet du français.
D'ailleurs, les faits semblent contredire cet énoncé de principe au sujet de l'anglais, du français et du créole. Toutes les lois adoptées avant 1814 sont entièrement en français, y compris les modifications contemporaines, mais les lois adoptées après 1814 sont rédigées uniquement en anglais. Les débats parlementaires se déroulent évidemment en anglais, mais également en créole et en français. Les députés, tous créolophones, discutent des lois en anglais et plus rarement en français, mais ils s'expriment toujours en créole lorsque les échanges deviennent informels ou s'ils s'enveniment: c'est la langue des insultes, des invectives, des plaisanteries, etc. Quant aux députés indo-mauriciens, ils s’expriment presque exclusivement en anglais, même s'ils connaissent le créole. Ainsi, l’anglais, le français et le créole sont tous trois utilisés au Parlement, mais l’anglais est plus souvent employé que le français et le créole ensemble, alors que ce dernier est plus fréquent que le français.
Dans de nombreux cas, beaucoup de députés prennent la parole en alternant deux langues, parfois les trois, souvent dans une même phrase. Les paroles prononcées en créole ne sont cependant pas transcrites dans les Hansards, le journal officiel, ce qui rend certains messages publiés quelque peu incohérents lorsque des énoncés devraient apparaître à la fois en anglais, en français et en créole parce qu'ils ont été prononcés ainsi; seules les paroles en anglais et en français apparaissent dans le journal officiel. Il n'existe pas de service de traduction simultanée au Parlement mauricien. On pourrait simplifier en disant que l'anglais est la langue officielle écrite, le français et le créole sont les langues officielles orales.
En somme, dans le domaine de la législation, l'anglais a nécessairement une longueur d'avance sur les autres langues. Il s'agit d'un bilinguisme déséquilibré au profit de l'anglais. Les pratiques en matière de langues au Parlement fédéral du Canada sont complètement différentes. D'abord parce que les parlementaires bénéficient de la traduction simultanée dans les deux langues, puis parce que la rédaction des lois ainsi que leur promulgation sont faites à la fois en anglais et en français. À Maurice, seul l'anglais est employé dans la rédaction et la promulgation des lois.
Le gouvernement mauricien et l'administration publique publient en anglais tous ses communiqués officiels et ses avis juridiques dans les journaux locaux, que ces derniers soient en français ou en anglais; par contre, ces mêmes communiqués et avis sont traduits en français pour la radio.
Les langues en matière de justice
Étant donné que la république de Maurice compte un grand nombre de langues, on s'attend à ce que certaines d'entre elles soient admises devant les tribunaux. De fait, l'article 131 de la Loi sur les tribunaux de 1945 — toujours en vigueur — énonce que la langue utilisée devant une cour intermédiaire est l'anglais, mais il est possible de s’adresser à la cour en français. C'est encore le même paradoxe : l'anglais est toujours la première langue officielle, ce qui n'exclut pas d'autres langues. Ainsi, lorsqu'un témoin convainc la cour qu'il ne possède pas une maîtrise suffisante de l'anglais ou du français, il peut témoigner dans «la langue qu'il connaît le mieux», ce qui désigne en principe le créole et possiblement les langues ancestrales ou orientales:
Courts Act (Original version)
Section 131
Language to be used
1) The language to be used in the Intermediate Court or in any District Court shall be English, but any person may address the Court in French.
2) Where any person who is required to give evidence, satisfies the Court that he does not possess a competent knowledge of English or French, he may give his evidence in the language with which he is best acquainted.
3) Where any person gives evidence in a language other than English or French, the proceedings shall, if the Court so directs, be translated.
Section 132.
Interpreters
Any person appointed to act as interpreter at the Intermediate Court or any District Court may, in addition to his duties as interpreter, be assigned such other duties as the Magistrate having the supervision of the Court may determine.
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Loi sur les tribunaux (Traduction non officielle)
Article 131
Langue utilisée
1) La langue utilisée devant la cour intermédiaire ou devant les cours de district doit être l’anglais, mais il est possible de s’adresser à la cour en français.
2) Lorsqu'un témoin convainc la cour qu'il ne possède pas une connaissance qualifiée de l'anglais ou du français, il peut témoigner dans la langue qu'il connaît le mieux.
3) Lorsqu’une personne témoigne dans une autre langue autre que l’anglais ou le français, les témoignages doivent être traduits si la cour l’ordonne.
Article 132
Interprètes
Quiconque est désigné comme interprète par le tribunal intermédiaire ou un tribunal de district peut, en plus de ses fonctions d'interprète, se voir confier d'autres tâches que peut décider le magistrat chargé de la présidence du tribunal.
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L'article 14 de la Loi sur les tribunaux énonce que «la langue officielle à utiliser devant la Cour suprême de Maurice doit être l’anglais», mais si un justiciable comparait devant la cour et convainc qu’il ne maîtrise pas la langue anglaise, «il peut témoigner ou faire une déclaration dans la langue qu’il connaît le mieux». Ce type de disposition reflète bien la politique mauricienne: la langue de l'État est l'anglais, mais le français est autorisé, ainsi que la langue qu'on «connaît le mieux» et qu'on ne nomme pas, c'est-à-dire le créole mauricien. Selon l’article 175 de la Loi sur les tribunaux, les témoignages introduits dans une autre langue que l’anglais ou le français doivent être traduits, mais «sous réserve des dispositions des articles 176 et 189». Ces articles dispensent de la traduction les témoignages en matière civile et en matière criminelle.
Il faut comprendre que le Code civil (1808), qui porte toujours le nom de "Code Napoléon", et le Code de procédure civile (1808) sont de source française et ont été rédigés en français, et traduits en anglais par la suite, bien que seulement quelques articles des codes demeurent encore applicables et qu'aucun article portant sur la langue n'existe. Rappelons que, au Canada, le Code criminelcanadien (issu de la Common Law) prévoit des dispositions linguistiques pour le français et l'anglais, alors que le Code civil relevant de chacune des provinces n'en prévoit pas nécessairement; comme à Maurice, le Code civil du Québec est d'inspiration napoléonienne.
Il est surprenant de constater que, dans la pratique, alors que la loi autorise les Mauriciens à s’exprimer en anglais, en français et en créole dans les tribunaux, le français demeure la langue la plus employée, même avant le créole qui est lui-même plus fréquent que l’anglais. Les juges rendent généralement leurs sentences en français, moins souvent en anglais et rarement en créole. Pourtant, la langue de la justice est l'anglais!
L'emploi des langues dans les tribunaux constitue un autre exemple où le discours officiel sur l'anglais est dénié par les pratiques en cours. Bref, en matière de justice, le français a une longueur d'avance sur les autres langues, sans les exclure. Il s'agit dans ce cas d'un bilinguisme déséquilibré au profit du français.
L'emploi des langues dans l'administration publique
La langue officielle de l'administration publique est l'anglais, bien que ce ne soit jamais inscrit formellement dans une loi. Toutefois, la Loi sur l'administration locale (2003) énonce qu'un conseiller d'une autorité locale doit obligatoirement être capable de parler et de lire en anglais et en français avec un degré de maîtrise suffisant pour lui permettre de prendre une part active aux travaux du conseil:
Local Government Act 2003(Original version)
Section 12.
Qualifications for councillors
Subject to section 13, no person shall be qualified to be elected as a councillor of a local authority unless -
(a) he is qualified to be registered as an elector for the election of councillors for any ward of the relevant local authority; and
(b) he is able to speak and, unless incapacitated by blindness or other physical cause, to read English and French languages with a degree of proficiency sufficient to enable him to take an active part in the proceedings of the Council.
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Loi sur l'administration locale (Traduction non officielle)
Article 12
Qualifications des conseillers
Sous réserve de l'article 13, nul ne peut être qualifié pour être élu conseiller d'une autorité locale, sauf :
(a) s'il est qualifié pour être inscrit comme électeur lors de l'élection des conseillers pour un service de l'autorité locale concernée, et;
(b) s'il est capable de parler et, à moins d'incapacité due à la cécité ou d'autres causes physiques, de lire en anglais et en français avec un degré de maîtrise suffisant pour lui permettre de prendre une part active aux travaux du conseil.
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Cette loi témoigne que l'anglais et le français sont nécessaires pour participer à l'administration publique. Dans la pratique, les fonctionnaires mauriciens emploient le français ou le créole comme langues de travail. Lorsqu’ils s’adressent oralement à leurs concitoyens, ils le font d'abord en créole, en français ensuite, puis ils ont recours à l’anglais s'il s'agit de citoyens indo-mauriciens ou sino-mauriciens, voire des étrangers ou des touristes anglophones. Dans les municipalités et les villages, dans les hôpitaux et les établissements de santé, le créole et le français sont toujours utilisés, mais l'anglais est employé lorsque c'est nécessaire. En somme, l’usage spontané est d’employer le créole, puis le français ensuite. L’anglais est réservé aux demandes formelles ou avec des citoyens d’origine indienne ou chinoise, ou avec des étrangers. Finalement, la plupart des Mauriciens parlent aussi le créole et le français, mais lisent et écrivent en anglais. Plutôt que de parler d'un bilinguisme déséquilibré, on parlera de diglossie ou de triglossie, dans la mesure où les langues se répartissent des fonctions particulières, sans empiéter les unes sur les autres.
Il n'en demeure pas moins que la plupart des documents officiels du gouvernement sont rédigés seulement en anglais, une pratique héritée du colonialisme britannique qui n'a jamais été remise en cause. Par voie de conséquence, toutes les fonctions et tous les postes politiques et administratifs portent officiellement des appellations anglaises: Prime Minister, Deputy Prime Minister, President, Vice-President, Speaker, Deputy Speaker, Attorney General, Leader of the Opposition, Junior Minister, Minister Mentor, Minister of Education and Human Resources, Minister of Tourism, Senior Chief Executive, Energy and Public Utilities, Social Security, Prime Minister's Office, Land Transport Division, Public Service Commission, Chief Commissioner's Office, etc. Ainsi, le président de l'Assemblée s'appelle en français mauricien "Speaker" et non "Président".
Il est évident que ces appellations anglaises font l'objet de traductions en français dans les journaux, à la radio ou à la télévision, dans les lieux publics, dans les conversations personnelles, etc., mais ce ne sont jamais des traductions officielles. S'il est relativement aisé de traduire des appellations comme Prime Minister en «premier ministre», Leader of the Opposition en «chef de l'opposition» ou Public Service Commission en «Commission de la fonction publique», c'est déjà plus difficile, par exemple, pour Senior Chief Executive qui peut devenir en français un "chef exécutif senior" («directeur général») ou l'appellation Energy and Public Utilities qui peut être traduite par "Énergie et utilités publiques" au lieu de «Énergie et services publics».
Le pays a comme monnaie officielle la roupie mauricienne qui contient des inscriptions en anglais: Bank of Mauritius, Twenty Five et RUPEES). S'il n'existe aucune inscription en français (p. ex. "Roupie mauricienne") ni en créole (p. ex. "Roupi morisien"), la monnaie contient par contre des mots en tamoul (மொரீசியஸ் ரூபாய) et en hindi (मॉरीशस रुपय), qui signifient dans les deux cas «roupie mauricienne». Il s'agit d'une tradition pratiquée dans les Indes britanniques et transmise à Maurice de publier le papier-monnaie dans ces trois langues dans l'ordre anglais-tamoul-hindi. Bien que les Tamouls soient beaucoup moins nombreux que les hindiphones à Maurice, ils fondent leur «droit de priorité» sur le fait qu'ils sont arrivés sur l'île avant les membres de la communauté hindoue du nord de l'Inde. Avant l'introduction des roupies mauriciennes, la monnaie de Maurice était la «roupie indienne» qui a été choisie par les Britanniques en raison de l'afflux massif de roupies indiennes à la suite de l'immigration indienne à Maurice.
En matière de toponymie, les noms de lieux sont très majoritairement d'origine française : Savane, Pamplemousses, Rivière-du-Rampart, Port-Louis, Grand-Port, Poudre d'Or, Riche-en-Eau, Flic-en-Flac, Nouvelle-France, Grand-Bassin, Quatre-Bornes, La Roche-qui-Pleure, Curepipe, etc. Dans un certain nombre de cas, ceux-ci ont été dans le passé traduits du français par l'administration britannique : Black River, The Mount, Royal Palm, etc. C'est ce qui peut expliquer parfois la présence de quelques inscriptions toponymiques bilingues à l'île Maurice. Quant à l'île Rodrigues, on peut constater également que la toponymie est demeurée entièrement d'origine française, avec des noms comme Baie-Topaze, La Fouche-Corail, Plaine-Corail, Montagne-Goyaves, île aux Crabes, île Frégate, île Souris, etc., sans compter d'autres toponymes tels Anse-aux-Anglais, Baie-du-Nord, Petite-Butte, rivière Banane ou caverne Patate.
Par contre, dans tout le pays, la signalisation routière demeure unilingue anglaise, ce qui illustre l'une des nombreuses contradictions en matière de langues à Maurice.
En définitive, on doit admettre que la langue créole parlée par 86,5 % de la population souffre d’un manque de reconnaissance institutionnelle, ce qui ne peut que susciter beaucoup de frustrations chez les créolophones. Les pratiques administratives dans l'emploi des langues relèvent avant tout de la tradition coloniale qui privilégiait l'anglais. Or, aujourd'hui, la situation politico-administrative est différente et il n'y a plus de fonctionnaires britanniques, mais les habitudes sont restées figées par conservatisme, sans beaucoup de remises en question.