Le Canada est l’un des rares pays où le recensement mesure les trois dimensions linguistiques recommandées par les Nations Unies (Houle & Cambron-Prémont, 2015 : 292).

Introduction aux questions démolinguistiques des recensements

Ces dimensions sont représentées par sept questions sur la langue, qui survolent cinq variables : (a) Langue(s) d'usage au foyer, (b) langue(s) de travail, (c) langue maternelle, (d) connaissance des langues non officielles et (e) première langue officielle parlée. Le tableau ci-dessous rassemble les informations relatives à leur introduction et à leur utilisation subséquente de 1901 à 2016.

Dans cette section, nous résumerons le contexte sociopolitique qui a mené à l’introduction de chaque question ainsi que les changements apportés à chaque question. Cette contextualisation est nécessaire, d’un côté parce que pour bien comprendre les informations fournies par les recensements, il faut d’abord connaître les concepts propres aux recensements afin de ne pas involontairement déformer les faits. De l’autre côté, il faut contextualiser pour comprendre pourquoi ces questions ont été introduites, ce qui demande certaines connaissances des développements sociopolitiques pertinents.

Langue maternelle

À la fin du 19e siècle et au début du 20e, de nombreux pays aux populations hétérogènes (comme l’URSS, le Royaume-Uni, l’Autriche-Hongrie, les États-Unis, le Canada, etc.) ont entamé des discussions internationales afin de répondre aux questions entourant la définition et la mesure des groupes culturels au sein d’États culturellement diversifiés. Les réponses à ces questions sont provenues de deux sources.

D’abord, la linguistique, alors une science émergente, a fourni des réponses en créant les termes « langue maternelle » et langue « native » (native language). Ces deux termes « faisaient principalement référence à un groupe de personnes qui parlent la même langue (speech community) » (Houle & Cambron-Prémont, 2015 : 293).

La deuxième réponse a été le fruit d’efforts concertés de statisticiens qui, entre 1853 et 1876 dans le cadre de plusieurs conférences à Bruxelles, Vienne, Saint-Pétersbourg et Londres, ont établi une « base de données statistiques ethnographiques » et ont mis au point les méthodes appropriées pour mesurer les groupes culturels (par exemple, la nationalité, l’ethnicité, la langue) (Houle & Cambron-Prémont, 2015 : 294). Le résultat de ces derniers efforts a été de choisir la langue comme premier indicateur d’un groupe culturel (Houle & Cambron-Prémont, 2015).

Finalement, l’arrivée de questions sur la langue a aussi été influencée par des préoccupations nationales. Plus exactement, les autorités de l’époque en matière de statistiques avaient envisagé la langue comme un moyen d’évaluer « l’absorption » et « l’unification » des différents éléments culturels (Houle & Cambron-Prémont, 2015 : 295). Le gouvernement de l’époque avait mis l’accent sur l’absorption des immigrants dans un milieu francophone ou anglophone et sur l’acquisition de l’anglais par les francophones (Gaffield, 2000). Le rapport du Recensement canadien de 1901 explique :

Dans un pays comme le Canada, peuplé de tant d’éléments différents, il est bon de constater si l’acquisition de l’une ou l’autre des deux langues officielles produit l’absorption et l’unification de ces divers éléments. Et, comme l’anglais est aujourd’hui dans une large mesure la langue du commerce dans le monde entier, il est également désirable de connaître le nombre de citoyens d’origine française qui peuvent le parler tout en s’exprimant aussi dans leur langue maternelle. (Blue, 1902, p. viii)

Avec le temps, ces préoccupations ont évolué pour prendre la forme d’efforts d’intégration des immigrants et d’instauration du bilinguisme officiel.

Par conséquent, à la suite de ces développements nationaux et internationaux, une question à propos de la langue maternelle a été ajoutée au recensement de 1901 et à tous les recensements subséquents, à l’exception du recensement de 1911.

Cependant, la conception de la question et le choix des mots employés ont changé avec le temps. Par exemple, de 1901 à 1931, on demandait aux répondants d’indiquer leur langue maternelle directement, mais seulement s’ils la parlaient encore. En 1921 et en 1931, on demandait aux répondants d’indiquer spécifiquement les langues parlées autres que l’anglais et le français. En 1941, une formule à deux conditions a été utilisée pour connaître la langue maternelle de l’individu. Cette formule à deux conditions définit la langue maternelle comme la « première langue apprise dans l’enfance et encore comprise par la personne ». On ne sait pas pourquoi la condition « encore comprise » a été ajoutée (Lachapelle & Lepage, 2010 : 6). De plus, pour les années 1951, 1971 et 1976, la variable « première langue parlée » était utilisée à la place de « première langue apprise ».

Toutefois, ce qui est clair est que durant la période allant de 1901 à 1931, selon la définition donnée dans ces recensements, parler la langue était requis pour qu’elle soit considérée comme la langue maternelle. Par opposition, à partir de 1941, seules des compétences réceptives (c.-à-d. la compréhension) de la langue étaient incluses. Une liste de toutes les questions sur la langue maternelle de 1901 à 2016 se trouve ci-dessous.

Connaissance des langues officielles

De façon similaire, les questions sur la connaissance des langues officielles sont apparues dans tous les recensements depuis 1901 (sauf 1911 et 1976). Comme pour la question sur la langue maternelle, l’ajout de cette question était aussi lié à la double préoccupation du Canada quant à l’intégration des immigrants et au bilinguisme officiel.

La question sur la connaissance des langues officielles de 1901 à 1941 était posée en deux temps : « La personne peut-elle parler anglais? » et « La personne peut-elle parler français? ». Plus tard, dans les recensements de 1951 et de 1961, on trouve une question unique suivie de quatre choix : anglais seulement, français seulement, anglais et français, ni anglais ni français.

Dix années se sont écoulées et, en 1971, l’autodénombrement est devenu la nouvelle norme. Afin d’effectuer le recensement en utilisant cette méthode, la question est formulée ainsi : « La personne connaît-elle suffisamment l’anglais ou le français pour soutenir une conversation? » Depuis, la question est essentiellement demeurée la même, et les quatre choix sont toujours disponibles (Lachapelle & Lepage, 2010).

Langue d'usage au foyer

La question portant sur la langue parlée le plus souvent à la maison s’insère dans un contexte sociopolitique complètement différent de celui de la langue maternelle d’un individu ou de sa connaissance des langues officielles. Cette fois, l’accent était porté sur le statut et les caractéristiques des groupes anglophones et francophones du Canada. Nous décrivons brièvement les points centraux ci-dessous.

En 1963, la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme est créée sous le gouvernement de Lester B. Pearson. Celle-ci est devenue une grande enquête sur les relations entre les communautés anglophones et francophones du Canada. Sur la base des données des recensements, elle a révélé de grands écarts entre les deux groupes en matière d’éducation, de secteur d’activité et d’autres activités économiques (Corbeil, 2010 : 4). Afin de corriger la situation, la Commission a fait plusieurs recommandations au gouvernement fédéral. En ce qui a trait aux politiques linguistiques, ses travaux ont eu deux conséquences majeures.

La première a été la création de la Loi sur les langues officielles et son adoption subséquente par le gouvernement fédéral en 1969. Cette loi a fait de l’anglais et du français les langues officielles du Canada, qui jouissent d’« une égalité de statut ainsi que des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada » (sec. 2). Ces droits ont ensuite été entérinés à la Charte canadienne des droits et libertés (1982).

La seconde conséquence a été la demande d’une question supplémentaire à propos de la langue dans le recensement. Cette question viserait directement la langue parlée à la maison et au travail (Corbeil, 2010 : 5). En d’autres mots, il s’agit d’une question non pas sur la connaissance, mais sur l’usage de la langue.

En réponse, pour le recensement de 1971, le libellé suivant a été ajouté : « Quelle est la langue la plus souvent parlée à la maison par cette personne? » En créant un lien entre cette nouvelle question et celles déjà présentes qui s’intéressent à la langue maternelle et à la connaissance des langues officielles, les chercheurs ont pu dès lors étudier les trajectoires linguistiques, le transfert linguistique et la substitution linguistique (Corbeil, 2010 : 5).

Toutefois, ne mesurer qu’une seule langue est contraignant puisque cela ne reflète que partiellement les comportements linguistiques qui ont cours à la maison (Lachapelle & Lepage, 2010 : 47). C’est particulièrement vrai dans le cas des foyers exogames où au moins deux langues sont parlées. De plus, indiquer qu’une langue n’est pas la langue principalement utilisée à la maison n’implique pas nécessairement qu’elle n’est pas parlée du tout. C’est en raison de ces limitations qu’une question sur les langues parlées régulièrement à la maison a été ajoutée en 2001. Le libellé des deux questions n’a pas changé depuis leur instauration.

Connaissance des langues non-officielles

Avec l’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969 et la constitutionnalisation du bilinguisme dans la société canadienne, la table était mise pour l’inclusion de divers groupes au Canada. Deux ans plus tard, suivant les recommandations de la Commission, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau annonçait sa politique sur le multiculturalisme (1971) (Corbeil, 2010 : 6).

Il faudra attendre encore quelque temps avant qu’un projet de loi soit rédigé. Toutefois, en 1982, le concept de multiculturalisme est inséré dans la Charte canadienne des droits et libertés. Six ans plus tard, la Loi sur le multiculturalisme canadien (1988) et la politique de multiculturalisme sont officialisées.

À la fois en raison de cette nouvelle loi et d’un désir grandissant d’avoir plus d’information sur la diversité linguistique, le recensement de 1991 incluait une question sur la connaissance des langues non officielles. Son libellé était le suivant : « Quelle(s) langue(s), autre(s) que le français ou l’anglais, cette personne connaît-elle assez bien pour soutenir une conversation? » Contrairement à la langue maternelle, cette question ne touchait pas le développement et de la compétence linguistique d’une personne durant l’enfance, mais bien ses aptitudes à s’exprimer au moment du recensement. Le libellé est demeuré le même depuis son instauration.

Première langue officielle parlée

À l’époque de l’introduction de la politique sur le multiculturalisme officiel de 1971 et durant les dix années qui ont mené à la Loi sur le multiculturalisme de 1988, de nombreux acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux se sont intéressés à la première langue officielle parlée par les immigrants (Corbeil, 2010 : 6). Cet intérêt s’expliquait par le fait que les individus parlant une langue issue de l’immigration ne pouvaient pas être désignés anglophones ou francophones en utilisant le critère de la langue maternelle. Il fallait tout de même connaître le nombre total de personnes qui pourraient demander des services dans l’une ou l’autre des deux langues officielles afin de mieux les planifier (Corbeil, 2010 : 7). Pour cette raison, à la demande particulière du Conseil du Trésor, le concept de première langue officielle parlée a été introduit.

Le document de 1991 intitulé Règlement sur les langues officielles — communications avec le public et prestation des services décrit la méthode utilisée pour définir une population de langue officielle en situation minoritaire. La méthode décrite dans ce document tient compte de la connaissance des langues officielles, de la langue maternelle et de la langue parlée à la maison. Durant les vingt dernières années, les études des communautés de langue officielle en situation minoritaire ont progressivement intégré cette variable.

Langue de travail

Le recensement contient deux questions sur la langue en rapport au travail. L’une des deux s’adresse à la langue la plus utilisée au travail, alors que l’autre question porte sur les autres langues utilisées régulièrement au travail. Tout comme les questions mentionnées plus haut, les questions sur la langue de travail ont été introduites suite à la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (1963) qui recommandait l’ajout de questions sur la langue au travail. Contrairement aux questions sur la langue parlée à la maison, ajoutée en 1971, il faudra attendre encore 30 ans avant l’ajout d’une question sur la langue de travail, dans le recensement de 2001. Les raisons de son ajout étaient toutefois grandement justifiées par les avancées réalisées au Québec. De toutes ces avancées, deux d’entre elles se sont démarquées.

La première est la création d’une nouvelle commission. Peu après la création de la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, le gouvernement provincial du Québec a dû faire face à des enjeux linguistiques mis en lumière lors de la Révolution tranquille (Gémar, 2008). Ce faisant, sous le gouvernement de Jean-Jacques Bertrand, un organisme appelé la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et des droits linguistiques au Québec (1968-1972) est créé. Cet organisme mène des enquêtes sur le statut du français et des francophones dans la province. Son mandat est double. Premièrement, il doit proposer des mesures pour soutenir les droits linguistiques des minorités et des majorités de langues officielles. Deuxièmement, il doit garantir la diffusion du français dans tous les secteurs. Les résultats des principales études menées par la Commission Gendron (comme elle était connue à l’époque) concluaient que le français était au mieux une langue marginale, surtout dans les postes de niveaux le plus élevés de la plupart des domaines, et au travail en général (Rapport 1, 1971 : 111).

Le second catalyseur menant à l’ajout de questions sur la langue de travail au recensement était l'institutionnalisation du français comme langue officielle du Québec. À la lumière du portrait dressé par la Commission Gendron, la Loi sur la langue officielle (1974) a été adoptée, faisant ainsi du français la langue officielle du Québec. Cette disposition a ensuite été étendue dans la Charte de la langue française (1977) qui entérine le droit fondamental de chaque Québécois et Québécoise de travailler en français. La Loi et la Charte décrivaient aussi la politique de langue officielle au parlement, à la cour, dans l’administration civile, dans les organismes parapublics, dans les relations professionnelles, dans le commerce et les affaires, et en ce qui a trait à la langue d’enseignement. Tout compte fait, ces mesures cherchaient à faire du français « la langue normale et habituelle de travail » dans la société québécoise (Houle, Corbeil & Charron, 2012 : 13). Finalement, il faut noter que la cinquième partie de la Loi sur les langues officielles (1988), qui concerne les langues de travail, a été aussi l’une des motivations derrière la collecte de données sur le sujet.

Bref, de nombreux facteurs ont influencé l’ajout d’une variable sur la langue de travail dans le recensement. Les recommandations explicites de la Commission Laurendeau-Dunton de 1963 et celles de la Commission Gendron, la Loi sur les langues officielles (1988), qui reconnaît le français comme l’une des langues officielles du pays, la Loi sur la langue officielle (1974) du Québec et la Charte de la langue française (1977), ajoutées à la francisation des lieux de travail au Québec, ont créé le besoin de mesurer l'utilisation des langues dans les lieux de travail.

Historique

Publications connexes

  1. ​​​Blue, A. (1902) Report on the Fourth Census of Canada, 1901.(pdf, 22.2 MB) Ottawa: The Census Office.
  2. Bouchard, P. (2002) La langue du travail: Une situation qui progresse, mais toujours teintée d’une certain précarité. In Bouchard, P., and Bourhis, R. (Eds.) L’aménagement linguistique au Québec: 25 ans d’application de la Chartre de la langue Francaise. Revue d’aménagement linguistique. Hors serie: 85-103.
  3. Cartier, G. (2008) Ville de Québec 1608-2008: 400 ans de recensements.(pdf, 292 KB) Tendances sociales canadiennes. (Cat.11-008-X)
  4. Chevrier, M. (1997) Laws and language in Québec: The principles and means of Québec's language policy.(pdf, 128 KB) Ministère des Relations Internationales.  
  5. Corbeil, J.P. (2010) Demolinguistic information and the Canadian census (1969-2009): Reflection of a changing linguistic duality.
  6. Gaffield, C. (2000) Linearity, nonlinearity, and the competing constructions of social hierarchy in early twentieth-century Canada: The question of language in 1901. Historical Methods, 33 (4): 255-260.
  7. Gémar, J.C. (2008) The major commissions of inquiry and the first language laws. In (eds.) The French language in Québec: 400 years of history and life.
  8. Houle, R. et Cambron-Prémont, A. (2015) Les concepts et les questions posées sur les langues aux rencensements canadiens de 1901 à 1961.(pdf, 604 KB) Cahiers Québécois de Démographie, 40(2), p.291-310.
  9. Houle, R., Corbeil, J.P., et Charron, M. (2012) Les langues de travail au Québec en 2006.(pdf, 6.84 MB)
  10. Lachapelle, R. et Lepage, J.F. (2010) Les langues au Canada Recensement de 2006 (pdf, 5.8 MB)Patrimonie canadien.