Le traitement de la maladie falciforme : une victoire de la communauté de recherche et de groupes de défense devant le Sénat

Par Université d'Ottawa

Cabinet du vice-recteur à la recherche et à l'innovation, CVRRI

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De gauche à droite : Smita Pakhalé, Jude Mary Cénat, l'honorable Marie-Françoise Mégie, sénatrice, Biba Tinga et Ewurabena Simpson.
De gauche à droite : Smita Pakhalé, Jude Mary Cénat, l'honorable Marie-Françoise Mégie, sénatrice, Biba Tinga et Ewurabena Simpson.
« En tant que femme noire atteinte de la maladie falciforme, je me prépare psychologiquement à être jugée chaque fois que j’entre aux urgences », raconte Shelly-Ann Crosby, 41 ans, dont les innombrables visites à l’hôpital ont nourri la méfiance.

« Je me souviendrai toujours de cette jeune infirmière dans un hôpital de Toronto qui, voyant mes bras ravagés par des années d’intraveineuses et de prises de sang, m’a sèchement lancé : “Pourquoi vous piquez-vous les veines?”. Des humiliations comme celle-là, c’est mon lot quotidien. »

« Pour les personnes noires atteintes de la maladie falciforme, il faut toujours avoir une conduite irréprochable. On préfère faire une heure de route pour se rendre toujours au même hôpital, où les prestataires de soins connaissent la maladie, pour éviter de se faire coller encore une fois l’étiquette de toxicomane. »

Et pour les proches, ce n’est pas beaucoup plus facile, comme en témoigne la mère d’un adulte atteint de cette maladie : « L’hôpital est pratiquement notre résidence secondaire. Cette maladie nous empêche de planifier nos horaires de travail et nos vacances, et elle mine notre qualité de vie. Je connais des gens qui ont changé de carrière pour aller habiter près d’un centre de soins de santé qui sait comment traiter la maladie. »

La maladie falciforme, aussi appelée drépanocytose ou anémie falciforme, est une maladie génétique du sang qui peut réduire l’espérance de vie de plus de 30 ans. Elle est causée par des globules rouges en forme de croissant qui bloquent la circulation sanguine et provoquent des accidents vasculaires cérébraux, des maladies pulmonaires et des dommages à certains organes, notamment le cerveau, les reins et les os. Elle se caractérise par des épisodes de douleur aiguë, ou « crises de douleur », une fatigue extrême, un gonflement des mains et des pieds, de fréquentes infections et un retard de croissance ou de la puberté.

Or, la maladie est largement méconnue dans le système de santé canadien, malgré sa prévalence mondiale : plus de 500 000 bébés sont diagnostiqués chaque année, en majorité dans les populations d’Afrique et des Caraïbes, mais aussi, dans une moindre mesure, au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est et dans certains pays d’Amérique du Sud.

Le projet de loi S-280 pour des soins de santé équitables

Le cadre national sur la maladie falciforme, ou projet de loi S-280, révolutionne les soins et le soutien aux personnes atteintes de cette maladie. Sous l’impulsion d’une coalition de groupes communautaires et de chercheuses et chercheurs de l’Université d’Ottawa, ce projet de loi apporte des solutions aux problèmes associés à la maladie. Il a été présenté au Sénat par l'honorable Marie-Françoise Mégie le 7 novembre 2023.

La loi, si elle est promulguée, prévoit un train de mesures :

  • Améliorer la formation des professionnelles et professionnels de la santé et les outils de diagnostic et de traitement.
  • Créer un réseau national de recherche et un registre national pour faire avancer la recherche et améliorer la collecte des données sur la maladie.
  • Établir des normes nationales de diagnostic et de traitement basées sur des données probantes, pour harmoniser la prestation et la qualité des soins au pays.
  • Garantir un accès équitable au dépistage néonatal et au diagnostic pour que tous les enfants atteints de la maladie bénéficient d’une intervention précoce.
  • Soutenir des campagnes publiques de sensibilisation à la maladie en vue de combattre la stigmatisation.
  • Mettre en place des mécanismes de soutien financier, par exemple un crédit d’impôt pour les personnes atteintes de la maladie et leurs proches aidants.

Les groupes de défense et le projet de loi S-280

Peu après l’inauguration du Centre interdisciplinaire pour la santé des Noir.e.s à l’Université d’Ottawa, en octobre 2021, son directeur, Jude Mary Cénat, a reçu un courriel de Biba Tinga, présidente-directrice générale de l’Association d’anémie falciforme du Canada, qui lui posait une importante question : « Pourquoi un centre de recherche pour la santé des personnes noires ne fait aucune mention de la maladie falciforme sur son site Web? ».

De cette correspondance est née une collaboration qui a mis au jour les sérieuses lacunes en matière de recherche et de soins au Canada. En juin 2022, le Centre et l’Association organisaient leur première activité de sensibilisation.

La sénatrice Mégie s’est ralliée à la cause et a convié le Sénat à un premier déjeuner-conférence consacré à cette maladie. C’est ainsi que, de fil en aiguille, le projet de loi S-280 est passé en deuxième lecture en juin 2024.

À l’occasion de la Journée mondiale de la drépanocytose, le 19 juin 2024, l’honorable Marie-Françoise Mégie a décoré Jude Mary Cénat et Biba Tinga de la Médaille du couronnement du Roi Charles III.

« Le projet de loi S-280 est le fruit d’efforts concertés qui mettent fin à des décennies de négligence dans le système de santé canadien à l’égard d’une des maladies génétiques les plus répandues dans le monde, a déclaré le professeur Cénat. Le cadre normatif qu’il propose servira de modèle pour faire sortir de l’ombre d’autres maladies ignorées. »

Une pénurie artificielle de sang

Le projet de loi S-280 a aussi inspiré les membres d’une coalition qui milite contre l’interdiction pour certaines personnes noires de donner leur sang. En effet, les transfusions sanguines sont vitales pour les personnes atteintes de la maladie falciforme.

« La compatibilité du sang ne se limite pas aux groupes A, B et O, explique Jude Mary Cénat. L’origine ethnique est un facteur important pour la correspondance des antigènes, qui réduit le risque de complications chez les personnes qui reçoivent fréquemment des transfusions. »

Or, les stocks de sang de personnes d’ascendance africaine et caribéenne sont extrêmement bas au Canada. Selon le professeur Cénat, cette pénurie est largement attribuable à la politique nationale qui interdit aux personnes ayant déjà contracté le paludisme de donner leur sang.

La Société canadienne du sang écrit sur son site :

  • (...) vous ne pouvez pas donner de sang total ni de plaquettes. Le parasite qui cause le paludisme peut rester latent pendant des dizaines d’années. Par conséquent, il demeure toujours un risque, faible, mais non négligeable, qu’une personne infectée par le passé porte encore le parasite dans son sang.

« Cette politique est obsolète et démentie par la science moderne et les tests médicaux, assure le professeur Cénat. Elle perpétue des obstacles inutiles et met des vies en danger. »

Lui-même infecté par le paludisme à plusieurs reprises durant son enfance, en Haïti, il signale qu’il a pu donner son sang en France et aux États-Unis, où les dons sont permis après un certain laps de temps. Il cite également l’exemple de l’Allemagne, qui exige seulement un test négatif.

« Le rejet définitif du sang de personnes saines, qui ne portent plus aucune trace de la maladie depuis longtemps, traduit une vision dépassée de la médecine, voire un préjugé systémique », dénonce le professeur Cénat.

Biba Tinga souligne que les centres de prélèvement de sang sont souvent éloignés des communautés noires et mal desservis par les transports en commun, et qu’ils n’ouvrent que durant quelques heures les jours de la semaine, rarement la fin de semaine. « L’inclusivité n’est clairement pas une priorité du système de don de sang », déplore-t-elle.

L’état actuel des soins et la promesse d’un réseau national

Plus de 6 500 personnes sont atteintes de la maladie falciforme au Canada et manquent de soins et de traitements adéquats — selon plusieurs spécialistes, ce nombre serait même sous-estimé.

La Dre Ewurabena Simpson, hématologue au Centre hospitalier pour enfants de l’est de l’Ontario (CHEO) et professeure à l’Université d’Ottawa, décrit la situation : « Le Canada traîne loin derrière les États-Unis et plusieurs pays européens, où les soins aux personnes atteintes de la maladie falciforme ont beaucoup progressé. De nouveaux traitements restent en suspens en raison de la lenteur du processus d’autorisation et du manque de spécialistes. »

En effet, malgré des essais cliniques réussis, les nouveaux médicaments restent inaccessibles au Canada en raison des obstacles administratifs et de la réticence des grandes sociétés pharmaceutiques à investir dans un « petit marché ». Même les traitements fondés sur des données probantes n’ont pas été approuvés pour la maladie falciforme au Canada.

« L’hydroxyurée en est un bon exemple. Ce médicament, utilisé à l’origine pour traiter la leucémie, a montré des avantages pour la maladie falciforme. Cependant, il est encore utilisé hors indication au Canada en raison de la charge administrative et du manque d’incitatifs financiers pour que les sociétés pharmaceutiques poursuivent l’approbation de médicaments génériques. »

« Il faut absolument supprimer les entraves à l’innovation, » poursuit-elle, ajoutant que les mesures incitatives pour les sociétés pharmaceutiques doivent également être liées à un engagement de l’industrie à poursuivre le processus. « C’est contraire à l’éthique de réaliser des essais auprès de populations vulnérables au Canada pour ensuite ne pas commercialiser ces médicaments sur le marché canadien. »

Par ailleurs, le projet de loi S-280 prévoit la création d’un registre national sur la maladie falciforme, qui centralisera les données et constituera un réseau pour la communauté de recherche canadienne.

Ce registre a été lancé en partenariat avec l’Association d’anémie falciforme du Canada. La Dre Smita Pakhalé, qui codirige l’initiative depuis l’Hôpital d’Ottawa et son laboratoire à l’Université, explique : « Le registre renfermera un grand volume de données qui serviront à élaborer de meilleurs protocoles de traitement et à mieux cerner les besoins des patientes et patients, surtout aux services des urgences. »

À l’heure actuelle, la collecte de données sur la maladie est fragmentée et incomplète. Grâce au registre, toute la communauté de recherche du pays pourra dégager des tendances et mieux recenser les cas, pour enfin améliorer les traitements et normaliser les soins.

« De plus, il fournira des données éclairantes sur l’efficacité des modèles, par exemple pour le passage des soins pédiatriques aux soins des adultes, où bien des gens passent à travers les mailles du filet, ajoute la Dre Pakhalé. Ainsi, les patientes et patients bénéficieront de soins constants tout au long de leur vie. »

Un lourd fardeau au quotidien

La maladie falciforme exerce une immense pression sur la qualité de vie. Elle perturbe les activités du quotidien, à l’école comme au travail, de sorte que les personnes qui en sont atteintes manquent de perspectives professionnelles et éprouvent souvent des difficultés financières. Leurs limites physiques nuisent à leur rendement au travail.

Comme la maladie est méconnue et absente du Code canadien du travail, les employeurs prennent souvent des décisions arbitraires et ignorent les droits des personnes qui en sont atteintes.

En outre, les coûts qu’elle engendre, mais aussi le manque à gagner, font peser un lourd fardeau financier sur les familles. Les aidantes et aidants naturels sont souvent contraints de sacrifier leur avancement professionnel pour prendre soin de leur proche.

« Une de mes amies estime qu’elle perd environ 45 000 $ en revenus annuels, rien qu’en absences pour s’occuper de son enfant malade », témoigne Biba Tinga, qui se bat pour faire reconnaître la maladie falciforme en tant que handicap, comme le propose le projet de loi S-28. « Cette reconnaissance officielle serait un grand soulagement pour les malades et leurs familles et renforcerait leur réseau de soutien. »

Un combat intérieur

Aux difficultés financières et physiques s’ajoute le fardeau émotionnel, qui n’est pas toujours pris en compte.

Chez son fils comme chez beaucoup d’hommes atteints de la maladie, Biba Tinga discerne « un célibat troublant ». « Leurs limites physiques et la stigmatisation sociale érodent leur estime de soi, et ils tendent à éviter les relations amoureuses », remarque-t-elle.

Les problèmes de santé mentale de ces personnes, notamment l’anxiété et la dépression, passent généralement au second plan. Le fils de Biba Tinga, aujourd’hui âgé de 36 ans, en témoigne : « Quand je vais chez le docteur, il examine mes analyses de sang, me donne des ordonnances, mais il ne me demande jamais comment je me sens, si je suis heureux à mon travail ou dans ma vie conjugale, ou si je veux des enfants. »

Shelly-Ann Crosby partage ce sentiment : « À mon avis, quiconque vit avec la maladie falciforme doit suivre une thérapie! Quand j’étais petite, mes frères et sœurs me traitaient de paresseuse. En réalité, parce que je manquais d’énergie, je ne me sentais jamais à la hauteur. La douleur physique est grande, mais la détresse psychologique l’est tout autant. »

Dans son discours devant le Sénat, Marie-Françoise Mégie a insisté sur l’importance du soutien psychologique : « Hospitalisations répétées, difficulté à garder un emploi stable; l’estime de soi en est très affectée. Les parents assistent, impuissants, à des crises de colère de leur enfant, à de la tristesse qui peut aller jusqu’à la dépression. »

Le droit de vivre et de donner la vie

L’hydroxyurée, le médicament non homologué au Canada, mais largement prescrit pour traiter la maladie falciforme, est liée à des risques d’infertilité, surtout chez les hommes. Alors qu’ils ont moins de spermatozoïdes à cause de la maladie, ce traitement viendrait exacerber le problème.

La préservation de la fertilité est une pratique courante auprès des personnes atteintes d’un cancer qui subissent une chimiothérapie. Or, l’hydroxyurée est souvent administrée à des enfants, et même à des bébés dès l’âge de neuf mois. Étant donné que les mesures de préservation de la fertilité ne s’appliquent pas avant la puberté, le risque de stérilité est grand.

Biba Tinga a un jour soulevé la question de la santé reproductive des personnes traitées pour la maladie falciforme auprès d’un médecin de renom. Celui-ci lui a répondu que seuls comptaient le traitement de la maladie et le soulagement de la douleur.

Son fils, qui prenait de l’hydroxyurée depuis l’âge de 18 ans, a interrompu son traitement pour entreprendre un processus de préservation de la fertilité, qu’il a dû organiser lui-même en prenant une assurance privée. « Une approche centrée sur la personne tiendrait compte de cet important besoin; les patientes et patients ne devraient pas avoir à s’en occuper personnellement », regrette Biba Tinga.