Le discours de la vulnérabilité
Les premières données statistiques en provenance d’Italie et de France révélaient que les personnes âgées de plus de 70 ans représentaient la majorité des cas de décès des suites de la COVID-19. Ces chiffres, abondamment relayés par les médias, ont contribué – peut-être par inadvertance – à la stigmatisation des aînés, qui déjà, selon les études, sont généralement associés à la fin de la vie, au déclin, à la fragilité et à la vulnérabilité.
Selon la professeure Lagacé, le discours autour de l’âge a été très « problématique » durant cette crise. Il soulève des questions sur la valeur que l’on accorde à la vie de nos aînés et sur la solidarité intergénérationnelle, qui semble beaucoup moins présente lorsque les aînés sont en première ligne. « Le mot-clic “boomer-remover”, apparu sur les médias sociaux pour évoquer le taux de mortalité élevé des personnes âgées touchées par le virus, en est une illustration particulièrement choquante », souligne la chercheuse.
En outre, les enjeux découlant de l’isolement des aînés, lesquels sont scientifiquement bien documentés, ont été exacerbés par la mise en place de mesures de confinement extrêmement restrictives. Ils ont mis en évidence la nécessité d’avoir des mesures ciblées qui répondent aux besoins propres aux aînés, afin de lutter contre les iniquités sociales, financières, technologiques et parfois même médicales qui touchent beaucoup d’aînés.
« Dans un contexte d’injonction à la distanciation sociale, comment fait-on, questionne la gérontologue, pour aller chercher l’épicerie lorsqu’on vit seul et sans enfant? Comment évite-t-on de prendre ses repas dans la cafétéria de sa résidence quand on ne dispose pas de ressources supplémentaires pour se faire livrer un plateau en chambre? Comment s’informer ou garder un lien social quand on n’a pas accès à l’internet, à Zoom ou à Teams ni d’autre lien avec l’extérieur qu’une voix au téléphone? »
Du sur-mesure pour nos aînés
La professeure Lagacé estime que l’enveloppe de 9 millions de dollars annoncée par le gouvernement fédéral pour soutenir les aînés pendant la crise de la COVID-19 jouera un rôle crucial en vue de donner plus de moyens aux organismes communautaires comme Centraide ou la Popote roulante. Ce financement devrait permettre aux services communautaires, durement touchés par la pénurie de bénévoles, d’assurer la livraison de repas et le maintien des lignes téléphoniques d’information ou d’écoute liées à la santé mentale.
Elle remarque néanmoins que l’annonce de ces fonds spéciaux a été faite plus de trois semaines après l’application des directives de distanciation sociale et de confinement.
« Dans l’intervalle, on a fragilisé cette population sur le plan physique, mental et social, estime-t-elle, alors qu’on savait déjà, étant donné ce qui s’était passé dans d’autres pays, que ce sont les plus de 70 ans qui sont les plus touchés par la COVID-19. »
« Des mesures plus radicales auraient-elles été prises plus rapidement si le virus avait ciblé des populations plus jeunes, voire celle des garderies? » s’interroge la chercheuse attentive à toute forme de discrimination basée sur l’âge. « L’ensemble de la population appliquerait-elle plus systématiquement les consignes de distanciation sociale si les personnes les plus vulnérables au virus étaient les plus jeunes? »
Quand les médias renforcent l’ambivalence sur la question de l’âge
Pour la professeure Lagacé, la question de la valeur de la vie est sous-jacente dans le discours des médias. Elle en veut pour preuve le fait que la couverture médiatique de la pandémie a beaucoup porté sur les quelques rares victimes relativement jeunes du virus, racontant leur histoire, leur vie, parfois au détriment d’une information plus scientifique, alors que les aînés victimes de la COVID-19 sont présentés de façon impersonnelle et anonyme, souvent comme des statistiques.
« Une couverture plus personnalisée de victimes âgées atteintes par le virus, et surtout de celles qui y survivent, enverrait un formidable message d’espoir et de valorisation de la place et du rôle des aînés dans nos sociétés, indique la chercheuse. Si je me mettais à la place d’une personne de 80 ans qui regarde les nouvelles aujourd’hui, je me dirais que je suis quasi condamnée. »
Selon la professeure Lagacé, le milieu médical n’échappe pas à ce biais générationnel persistant, et elle dénonce les risques de recourir au tri sur la seule base de l’âge pour déterminer l’accès aux respirateurs dans un contexte de crise sanitaire. « Les politiques devront donc réexaminer le fait qu’un aîné est mis à risque parce que les ressources ne sont pas disponibles », indique celle pour qui la prise en compte de l’état général d’une personne et de ses chances de survie devrait être le critère principal, peu importe son âge.
Tirer des leçons de la crise
Les sociologues, gérontologues, psychologues et chercheurs qui s’intéressent aux populations âgées s’activent déjà pour qu’au sortir de cette crise, les parties prenantes tirent des leçons des iniquités sociales, technologiques et en matière de santé mentale mises au jour lors de cette pandémie, et repensent l’inclusion des aînés et la solidarité entre les générations.
« Il faut donner aux aînés un espace pour se manifester, pour se faire entendre avant, pendant et suivant une situation de crise, précise la professeure Lagacé. Ironiquement, si les aînés sont les victimes les plus nombreuses de la COVID-19, ils sont aussi les plus absents de la sphère publique. »
Cette crise sanitaire et sociale aura donc permis de révéler les maillons faibles de la prise en charge de la population plus âgée. Formuler de nouvelles pratiques liées au vieillissement qui s’appuient sur la recherche et informer des politiques publiques plus inclusives pourraient d’ailleurs, selon la gérontologue, être un « effet collatéral » positif de cette pandémie.