Début 2010. Keri Cheechoo se réveille une nuit avec deux mots en tête : stérilisation forcée. Poète et pédagogue, elle sait qu’elle vient de recevoir un message important, même si elle est incertaine de sa signification à ce moment-là. Elle griffonne donc les mots au dos d’une enveloppe et réfléchit.
Cinq ans plus tard, elle entame son doctorat à l’Université d’Ottawa; elle recueille des récits pour documenter la stérilisation forcée et d’autres violences reproductives subies par les femmes autochtones au Canada.
Avant cette nuit marquante de sa vie, la femme crie (Iskwew), membre de la Première Nation n° 58 de Long Lake, dans le Nord de l’Ontario, n’avait parlé à personne de stérilisation forcée, une pratique exercée au Canada depuis les années 1920.
« Je crois à la mémoire du sang, annonce d’entrée de jeu Mme Cheechoo, professeure à la Faculté d’éducation et directrice du programme de formation des enseignants autochtones (Indigenous Teacher Education Program). Je crois que mes ancêtres m’ont guidée vers le bon endroit pour travailler à obtenir justice pour les femmes qui ont subi cette violence répréhensible. »
La chercheuse a investi 18 mois à établir des relations et une communauté d’esprit avec les femmes autochtones du Nord-Ouest de l’Ontario et du Québec. Sa thèse de doctorat met en lumière des voix autochtones et contient les récits (re)construits que ces femmes lui ont généreusement offerts. Les pages de sa thèse sont présentées de manière à détourner le regard des lecteurs. Entre la poésie lyrique et la prose universitaire conventionnelle, un espace émerge où les histoires manquantes se dévoilent et décrivent les traumatismes collectifs de la stérilisation forcée et du racisme horrible qui existe dans le réseau de la santé. La professeure Cheechoo explique que la thèse est soumise à un embargo de cinq ans afin de respecter les protocoles et de protéger les participantes et les savoirs autochtones qu’elle contient.
Ses objectifs : rendre hommage à ces femmes, intégrer leurs expériences dans des programmes d’enseignement qui reflètent mieux les réalités et le racisme vécus par les Autochtones et contribuer à faire connaître ces histoires. Le fait d’entendre parler de ces injustices et d’autres encore se révèle une prise de conscience pour certains de ses étudiants et étudiantes, dont beaucoup ignoraient que les pensionnats autochtones avaient existé jusqu’en 1996.
« Il faut posséder ces connaissances avant d’intégrer le marché du travail, pour bénéficier d’une bonne vue d’ensemble », soutient-elle.
Dans ses recherches, Mme Cheechoo utilise un cadre qu’elle appelle Nisgaa, qui signifie « oie » en langue crie. Les principaux éléments du cadre sont les relations éthiques et transparentes avec les autres, de même que l’établissement d’un protocole par un processus de consentement, de réciprocité et de responsabilité.
« En d’autres mots, j’ai dû parler aux gardiens du savoir, nouer un dialogue positif avec les Aînés et intégrer les cercles de partage pour m’assurer que je ne blessais personne », vulgarise-t-elle.
Le recours au cadre méthodologique Nisgaa est essentiel lorsque l’on travaille avec des communautés exploitées depuis longtemps par des équipes de recherche qui recueillent et « consomment » les connaissances sans consentement ni réciprocité. « J’espère seulement que mes travaux créeront un plus vaste espace de dialogue », conclut donc Keri Cheechoo.