Limites à l’élaboration de politiques énergétiques fondée sur des données scientifiques: comment la politique et les perspectives mondiales influent notre compréhension de la lutte contre le changement climatique

Par Marisa Beck

Directrice de recherche, ISSP et Énergie Positive, uOttawa

Marisa Beck
Institut de recherche sur la science, la société et la politique publique
Pavillion Tabaret
Le changement climatique est un défi politique de taille, où les décisionnaires doivent répondre à un problème à forte incertitude et à haut risque dans un environnement caractérisé par une multitude de parties prenantes diverses et une controverse idéologique profondément ancrée. Dans cette situation, prendre des décisions politiques sur la base des meilleures données scientifiques disponibles est souvent considéré comme un objectif souhaitable.

Mais des études empiriques - y compris les recherches d'Énergie positive - ont identifié les failles de ce modèle technocratique d'élaboration des politiques. Le lien entre la science et la politique est complexe, façonné par la politique et coloré par la vision du monde des décisionnaires. Deux études d'Énergie positive examinent ces complexités plus en profondeur et révèlent des moyens de promouvoir un consensus sur l'avenir énergétique du Canada à l'ère du changement climatique.

Dans le cadre du travail d'Énergie positive sur la polarisation, l'étude Qu'est-ce que la " transition " ? Les deux réalités des chefs de file de l'énergie et de l'environnement au Canada, souligne l'importance du langage, des definitions et, en fin de compte, des visions du monde, dans les débats politiques controversés. Nous avons constaté que même un terme aussi largement utilisé que la  « transition énergétique » avait une définition différente selon les membres des communautés énergétiques et environnementales du Canada.

Fondée sur plus de 40 entrevues avec des décisionnaires canadiens dans le domaine de l'énergie et de l'environnement, cette étude a exploré la façon dont les participants comprennent l'expression « transition énergétique » : les résultats ont révélé des points de vue radicalement différents. Certains considèrent la transition comme un processus graduel qui s'appuiera sur les marchés et un portefeuille énergétique diversifié, y compris le pétrole et le gaz. D'autres considèrent la « transition » comme un ensemble de changements sociopolitiques de grande ampleur qui doivent intervenir rapidement pour atteindre des objectifs ambitieux de réduction des émissions. En fait, les perceptions du rythme et de la portée de la réduction des émissions divergeaient tellement que nous avons conclu que les participants occupaient deux « réalités » différentes en ce qui concerne l'avenir énergétique du Canada.

Compte tenu du grand nombre d'individus impliqués dans l'élaboration des politiques climatiques et énergétiques, chacun d'entre eux ayant tendance à occuper sa propre réalité climatique et énergétique, ces résultats soulignent la difficulté de trouver un « point de départ » pour tout processus de recherche de consensus.

Les chercheurs d'Énergie positive sont ensuite allés plus loin, en se demandant : comment le Canada peut-il établir un consensus sur les politiques climatiques et énergétiques à travers ces différentes réalités ? Les preuves scientifiques sont-elles un moyen efficace de faire converger les réalités des gens ? Si les gens lisaient tous les mêmes études, quelle que soit la réalité dans laquelle ils se trouvent au départ, leur pensée s'alignerait-elle davantage ? Il s'agit, bien entendu, de l'hypothèse fondamentale d'un modèle technocratique d'élaboration des politiques : des preuves démontrant la supériorité d'une approche politique par rapport à d'autres susciteraient un large soutien des décisionnaires pour cette décision.

Pour explorer les réponses à ces questions, nous avons entrepris l'étude Construire un consensus : Qu'est-ce qui fonctionne ? Étude de cas : La Commission de l'écofiscalité du Canada. La recherche a examiné l'impact de la Commission de l'écofiscalité du Canada sur le paysage politique canadien en matière d'énergie et de climat. Au cours de son existence (2014-2019), la Commission de l'écofiscalité a utilisé des preuves bien documentées et bien communiquées pour promouvoir la tarification du carbone au Canada et favoriser un consensus trans-partisan (l'intérêt d'Énergie positive pour la Commission s'est concentré sur son travail sur la tarification du carbone, mais la Commission a travaillé sur une gamme de solutions fiscales aux problèmes environnementaux, y compris la tarification des eaux usées et les frais de congestion dans les villes). En alimentant le débat sur la tarification du carbone par des recherches et des preuves non partisanes et rigoureuses sur le plan académique, la Commission de l'écofiscalité visait à éclairer les décisions des gouvernements désireux d'adopter la tarification du carbone et à convaincre ceux qui ne sont pas disposés à le faire.

Notre recherche a conclu que la Commission de l'écofiscalité a effectivement été efficace dans l'élaboration de la politique énergétique et climatique, mais seulement une fois que la tarification du carbone était à l'ordre du jour d'un gouvernement. Nous n'avons trouvé peu de preuves que la Commission ait réussi à créer un soutien trans-partisan pour la tarification du carbone. Au contraire, la politique et la partisanerie ont finalement limité son influence.

Ce résultat est conforme aux recherches menées en sciences politiques et en psychologie sur la manière dont les êtres humains sélectionnent et traitent les nouvelles informations. Le phénomène du "raisonnement motivé" souligne qu'il est très difficile pour une information de changer une opinion, car la façon dont les êtres humains traitent l'information est façonnée par leurs attitudes antérieures sur une question et par leur identité sociale. Les recherches indiquent que si le groupe social d'une personne, par exemple un parti politique, a défini une position sur une question, cette personne est très susceptible d'adopter une position conforme à celle de son groupe social - et moins susceptible d'être persuadée par des preuves qui contredisent cette position. De même, des recherches ont montré que les gens ont tendance à percevoir les informations fournies ou soutenues par leurs adversaires politiques comme moins fiables. Cela peut expliquer pourquoi il a été difficile pour la Commission de l'écofiscalité de maintenir sa crédibilité à travers le spectre politique.

En somme, ces deux études d'Énergie Positive indiquent que (1) les décisionnaires des communautés énergétiques et environnementales canadiennes ont tendance à occuper des réalités différentes lorsqu'il s'agit de la transition, et (2), ces réalités sont peu susceptibles de se fusionner lorsque les gens sont confrontés aux mêmes informations en raison d'un raisonnement motivé.

Si les preuves seules ne sont pas un outil efficace, alors qu'est-ce qui peut aider le Canada à établir un consensus sur son avenir énergétique à l'ère du changement climatique ? L'étude Surmonter les limites de la recherche d'un consensus sur l'énergie et le climat : la partisanerie toxique, le nous contre eux, la fausse polarisation suggère que les approches non partisanes et, plus important encore, trans-partisanes de la prise de décision et du dialogue sont deux avenues prometteuses. Il est intéressant de noter que les personnes interrogées dans le cadre de l'étude sur la transition ont souvent indiqué que le besoin de conversations ouvertes et inclusives était une étape nécessaire pour que le Canada améliore le consensus sur les politiques climatiques et énergétiques.

Dans la lignée de ce qui précède, depuis 2015, Énergie positive a utilisé le pouvoir de rassemblement de l'Université pour créer un forum ouvert, inclusif et trans-partisan afin de faciliter les conversations difficiles et de les éclairer par des recherches universitaires. Le 15 juin 2022, Énergie positive tiendra une conference intitulée Une feuille de route plus complète : Surmonter les obstacles sur le parcours net zéro du Canada pour poursuivre la discussion et aider à renforcer la confiance du public dans la prise de décision en matière d'énergie. Nous espérons vous y voir !