Rites du passage du Nord-Ouest

Par Tim Lougheed

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Recherche et innovation
Jackie Dawson
La fonte des glaces océaniques provoque une explosion du tourisme par bateau dans l’Arctique. Toute cette circulation pourrait toutefois être une arme à double tranchant pour les gens du Nord.

« C’est arrivé si rapidement, nous ne sommes pas vraiment prêts. Je suis à peu près certaine qu’il se produira un accident majeur un jour ou l’autre. »

– Jackie Dawson

On pourrait pardonner à la population canadienne d’être ambivalente par rapport aux changements climatiques. Bien que le phénomène menace de réchauffer, d’assécher et de rendre moins hospitalière de nombreuses parties du monde, le Canada pourrait en tirer des avantages. En effet, comme la couverture de glace de mer diminue constamment dans l’Arctique, on entrevoit déjà un boom touristique puisque cette région enregistre un volume sans précédent de circulation maritime pour le tourisme.

Les conséquences de cet afflux de visiteurs peuvent toutefois être mitigées selon Jackie Dawson, professeure au Département de géographie de l’Université d'Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l'environnement, la société et les politiques. Mme Dawson mène depuis 10 ans une étude approfondie sur la façon dont le tourisme – tout comme le climat – pourrait transformer l’Arctique de façon radicale. Ses travaux ont porté sur la communauté de Pond Inlet, au Nunavut, où transitent de nombreux navires en raison de son emplacement, à l’entrée est du passage du Nord-Ouest, et de sa proximité de sites d’observation d’animaux sauvages et de paysages spectaculaires.

Malgré l’attrait financier du tourisme, les dirigeants de ces communautés aimeraient bien que les organisateurs de voyages changent d’attitude. Certains voyagistes canadiens traitent les résidents de leurs destinations comme des partenaires avec lesquels ils ont des intérêts communs, mais les entreprises internationales se comportent souvent comme dans certaines îles des Caraïbes, où l’intérêt des populations locales n’est pas pris en compte.

« Le Nord, c’est différent », explique Jackie Dawson, en parlant du fait que même un bateau de croisière de taille modeste risque d’envahir un village isolé. Un artisan de Gjoa Haven, autre destination populaire du Nunavut, lui a dit un jour qu’en foulant le sol, les passagers de ces navires franchissent essentiellement le pas de sa porte et devraient se comporter comme ils le feraient dans une telle situation.

« Les touristes n’agissent pas comme ça ailleurs, ajoute-t-elle. C’est arrivé si rapidement, nous ne sommes pas vraiment prêts. Je suis à peu près certaine qu’il se produira un accident majeur un jour ou l’autre. »

En fait, il s’en produit peut-être déjà, sauf qu’il est difficile de les signaler au gouvernement ou aux autorités compétentes. Dans un article publié en 2014 dans la revue Ocean and Coastal Management, la professeure Dawson et ses collègues du Canada et de la Nouvelle-Zélande ont souligné la forte hausse du nombre de navires d’expédition dans l’archipel Arctique depuis 2005. Une grande partie de cette région recoupe la zone qui relève du Service du trafic maritime du Nord canadien, où les navires de plus de 300 tonnes brutes sont soumis à des règles de sécurité et de navigation particulières. Les chercheurs ont constaté que la surveillance et l’application de ces règlements y sont parfois difficiles en raison de l’insuffisance des ressources chargées de couvrir une vaste région où les déplacements sont difficiles.

Pourtant, les visites organisées de grands groupes ne sont pas le plus grand souci de la professeure. « Ces navires m’inquiètent moins que les yachts et les embarcations de plaisance qui se pointent sans avertissement, précise-t-elle. Certains exploitants n’ont pas de permis, et il n’y a pas moyen de les surveiller. »

En 2013, elle a corédigé deux rapports sur le sujet pour le compte de Transports Canada dans lesquels elle soulignait que le nombre de navires de tous types naviguant dans l’Arctique canadien est passé d'environ 80 par année en 1990 à plus de 140 en 2012. S’il y avait très peu de bateaux de plaisance au début, c’est le type d’embarcation qui connaît la plus forte croissance du secteur du transport maritime dans la région. Plus de la moitié de ces bateaux sont enregistrés au Canada, en France, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

Bien que le phénomène soit encore assez marginal, le nombre de ces embarcations pourrait bien augmenter compte tenu de la popularité du tourisme « de la dernière chance », stimulé par la volonté de voir une région du monde appelée à changer irrévocablement dans les prochaines années en raison des changements climatiques. L’arrivée des individus et des groupes motivés par ce désir pourrait bien contribuer à ces changements. Contrairement aux passagers des bateaux de croisière – dont les exploitants ont tout intérêt à acquérir des connaissances locales allant des coutumes inuites aux dangers de la navigation –, les passagers d’un yacht privé risquent d’arriver très peu préparés. Ces visiteurs pourraient facilement débarquer et causer des dommages, à l’insu de tout le monde, dans des lieux historiques sensibles.

« Il n’existe pas de directives concernant ces sites », précise Jackie Dawson. Le Conseil de l’Arctique, ce forum international de pays possédant des territoires ou ayant des intérêts dans la région, vient de lancer un projet (l’Arctic Marine Tourism Project) afin d’entreprendre la rédaction des principes à la base d’éventuelles lignes directrices. Au printemps dernier, ces travaux ont produit un ensemble de bonnes pratiques destinées aux États membres appelés à gérer l’industrie du tourisme dans l’Arctique de façon écologique et responsable.

Il reste encore beaucoup à faire avant de transposer ces recommandations en règles de gestion pratiques, estime la chercheuse. « Essentiellement, le secteur a connu une croissance supérieure à notre capacité de réagir. Au lieu d’être en mode prévention, nous sommes donc en mode réaction. »

Entre-temps, les visiteurs affluent de plus en plus nombreux, pour le meilleur ou pour le pire.