Tisser des partenariats avec les personnes marginalisées

Par Karine Fossou

Spécialiste des communications, recherche, Université d'Ottawa

Recherche et innovation
Faculté de médecine
Smita Pakhalé
Photo: Valérie Charbonneau
Pour s’attaquer aux inégalités en santé dont sont victimes les populations vulnérables, Smita Pakhalé se tourne vers des pairs chercheurs issus de ces populations dans le cadre d’un projet local de recherche épidémiologique.

Aussi loin qu’elle se souvienne, Smita Pakhalé a toujours été profondément consciente des injustices sociales; elle n’a pourtant jamais détourné le regard. « J’ai grandi en Inde, où il y a beaucoup d’inégalités en raison du système des castes, explique la professeure de l’École d’épidémiologie et de santé publique de la Faculté de médecine. Mes parents m’ont toujours inspirée : ils agissaient, ils ne se contentaient pas d’observer la situation des plus défavorisés. »

Ces principes ont guidé les efforts de recherche de la Dre Pakhalé au cours de la dernière décennie. Scientifique à l’Institut de recherche de l’Hôpital d’Ottawa (IRHO) et pneumologue à L’Hôpital d’Ottawa depuis 2008, elle pratique aussi la recherche clinique en épidémiologie au Bridge Engagement Centre, un espace communautaire et de recherche ouvert, situé au cœur d’Ottawa. C’est là qu’elle définit des approches novatrices de recherche clinique pour s’attaquer aux problèmes de santé des populations les plus vulnérables de la ville, « les marginaux qui passent souvent entre les mailles du filet et restent à l’écart des services de santé, où ils se sentent stigmatisés et mal accueillis ».

The Bridge est le berceau d’un modèle de recherche communautaire que la chercheuse a mis au point en collaboration avec Mark Tyndall, spécialiste des maladies infectieuses, qui travaillait lui aussi à l’IRHO. « Le VIH et l’hépatite C ne tuent pas les personnes marginalisées, se rappelle-t-elle lui avoir dit. C’est le tabac qui les tue. » En effet, entre 40 et 60 % des patients de ce groupe meurent de cancers ou de maladies cardiorespiratoires liés au tabac.

L’approche de la professeure Pakhalé lui permet de sortir la recherche du laboratoire pour forger des partenariats utiles avec des personnes qui ont vécu l’itinérance ou la toxicomanie dans leur chair. Ces personnes sont invitées à travailler en tant que pairs chercheurs aux côtés d’équipes de recherche universitaires, devenant ainsi un lien entre les chercheurs et la communauté.

Leur premier projet – PROUD – était une enquête démographique chargée de recueillir des données sur la consommation de drogue, l’insécurité alimentaire, les traumatismes sexuels, ainsi que sur la santé, le logement et les questions juridiques touchant les Autochtones. Cette enquête a révélé qu’une proportion stupéfiante – 96 % – de personnes marginalisées fumaient, contre une moyenne de 9 à 12 % dans la population générale. Les résultats ont conduit à l’initiative PROMPT, projet de recherche sur le sevrage tabagique, dont les conclusions sont limpides : fournir un substitut de nicotine aux personnes vulnérables dans un environnement compatissant les aide à réduire leur consommation de tabac et d’autres drogues, et les amène à modifier radicalement leur mode de vie.

La Dre Pakhalé et son équipe se concentrent en ce moment sur The Healthy People Initiative, un projet de 2,5 millions de dollars, financé par les Instituts de recherche en santé du Canada, qui s’appuie sur les résultats du projet PROMPT : les populations marginalisées n’ont pas de véritables possibilités de participer à l’économie. « Nous avons mené un projet pilote de six mois, dans le cadre duquel nous avons offert à ces populations des emplois et des possibilités de bénévolat ou de formation, explique-t-elle. Résultat? Leur consommation de tabac et de drogue a diminué. »

L’impact transformateur du travail de recherche communautaire de la chercheuse a débouché sur la création d’un second site à Toronto et attiré l’attention de pays comme l’Allemagne et l’Australie, qui aimeraient reproduire son modèle de recherche.

La professeure Pakhalé espère maintenant que la confiance et la participation de la communauté, maillons indispensables à la mise sur pied de partenariats de recherche, contribueront à mieux informer les responsables des soins de santé et des politiques publiques, d’une part, et à sortir des sentiers battus, d’autre part. « Nous nous efforçons d’alerter les décideurs : il est en effet urgent de mieux répondre aux besoins des populations marginalisées, poursuit la chercheuse, surtout que ces populations sont encore plus durement touchées par la pandémie. »

Les piliers d’une recherche inclusive

Les intérêts de recherche de Sadia Jama envers la pauvreté et les inégalités en santé l’ont naturellement attirée vers The Bridge Engagement Centre, où la doctorante en épidémiologie de l’Université d’Ottawa travaille avec la spécialiste en recherche clinique Smita Pakhalé.

Les travaux de recherche de Mme Jama portent sur l’initiative The Healthy People du centre The Bridge. Il s’agit d’évaluer en quoi le fait d’offrir des emplois et des occasions de bénévolat aux personnes marginalisées contribue de manière spectaculaire à réduire leur consommation de tabac ou d’autres drogues et à améliorer leur santé et leur qualité de vie.

Comme tous les autres projets de recherche menés à The Bridge, celui-ci aussi fait intervenir des pairs chercheurs issus de la communauté pour s’attaquer aux disparités dans les soins de santé des populations pauvres et vulnérables, où les Autochtones sont outrageusement surreprésentés.

« C’est une approche ascendante qui amène des personnes ayant vécu la pauvreté et la toxicomanie à travailler côte à côte avec des équipes de recherche universitaires tout au long du cycle de vie d’un projet, précise la doctorante. Le rôle de ces personnes est très varié : demandes de subvention, formulation des questions de recherche, qu’elles adaptent souvent à leur contexte, collecte de données et mobilisation des connaissances. »

Les pairs chercheurs de la communauté jouent un rôle essentiel puisqu’ils favorisent le dialogue et la confiance entre les personnes marginalisées et les universitaires comme Mme Jama. La recherche devient ainsi plus inclusive, plus précise. Le récent financement accordé à Smita Pakhalé pour évaluer l’incidence de la COVID-19 et l’efficacité des messages de santé publique sur les plus vulnérables semblerait indiquer que cette approche est de plus en plus reconnue. « Les décideurs s’intéressent au modèle que nous développons », conclut Sadia Jama, qui, comme sa mentore, souhaite que ses recherches influent de façon déterminante sur les politiques de soins de santé.

De gauche à droite : Sadia Jama, Saania Tariq, Nina Huynh, Smita Pakhalé et Ted Bignell du Bridge Engagement Centre.
De gauche à droite : Sadia Jama, Saania Tariq, Nina Huynh, Smita Pakhalé et Ted Bignell du Bridge Engagement Centre.