Les perforatrices, ces figures méconnues de l’histoire du Canada

Gazette
Une femme est assise à un ordinateur de première génération alors qu’une autre se tient à côté.
Jennifer Thivierge, lauréate de la bourse de recherche Ingenium-Université d’Ottawa sur le genre, les sciences et la technologie, a bénéficié d’un accès privilégié à des collections muséales pour son projet doctoral.
Jennifer Thivierge

Par Linda Scales

Cinq décennies après l’arrivée des programmes d’informatique sur la scène universitaire canadienne, la proportion de femmes qui s’y inscrivent stagne à environ 25 %. Cherchant à y voir plus clair dans ces données, une doctorante au Département d’histoire de l’Université d’Ottawa a récemment pu puiser à même une véritable mine d’information : une collection muséale d’artéfacts liés à sa thèse.

Jennifer Thivierge, dont les recherches portent sur l’évolution des programmes de science informatique au Canada, est l’une des deux récipiendaires de la nouvelle bourse de recherche Ingenium-Université d’Ottawa sur le genre, les sciences et la technologie destinée aux étudiants des cycles supérieurs, toutes facultés confondues. Ces bourses ouvrent aux étudiants les portes des collections des trois musées d’Ingenium (Musée de l’agriculture et de l’alimentation du Canada, Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, Musée des sciences et de la technologie du Canada) pour leurs projets d’histoire publique – et ce, pour une période de quatre mois. La seconde lauréate de cette bourse, la doctorante en common law Ghazaleh Jerban, poursuivra quant à elle son projet sur le genre dans l’optique de la propriété intellectuelle. 

Métier : perforatrice

L’été dernier, le Musée des sciences et de la technologie du Canada a fourni un espace, des ressources et les clés de sa collection à Jennifer Thivierge pour qu’elle y réalise des recherches sur les perforatrices et l’histoire des Canadiennes en informatique. Des modèles de machines utilisées entre les années 1950 et 1980 comptaient parmi les artéfacts ainsi mis à sa disposition.

Prenons soin de mentionner que les perforatrices auxquelles s’intéresse la doctorante ne font pas ici référence à l’instrument, mais bien aux femmes qui perforaient manuellement ou mécaniquement des cartes de données; ces cartes étaient ensuite insérées dans des machines à additionner ou des tabulatrices qui « lisaient » l’information qu’on y stockait. L’histoire méconnue de ces perforatrices pourrait étayer les théories modernes visant à expliquer la sous-représentation des femmes dans les programmes de science informatique.

Leur récit s’inscrit dans les recherches de Jennifer Thivierge sur l’évolution des programmes d’informatique dans les universités canadiennes. Ses observations s’intégreront à l’ultime chapitre de sa thèse et feront l’objet soit d’un article, soit d’un ouvrage distinct. 

Discrimination fondée sur le sexe

Le métier de perforatrice se situait au plus bas de la pyramide informatique. Ce poste réservé en exclusivité aux soi-disant cols roses n’exigeait qu’une formation rudimentaire; on estimait qu’il s’agissait d’un emploi « convenable » pour les femmes avant qu’elles se marient pour fonder une famille – le cheminement traditionnel de la gent féminine au début des années 1960. Même pour celles qui prenaient goût à leur emploi, les promotions étaient systématiquement hors de portée. 

« Au tout début, les femmes avaient accès à bon nombre de postes en codage (ancien terme pour désigner la programmation), explique Jennifer Thivierge. Or, en se saisissant des occasions d’emploi que mettaient à leur portée les programmes universitaires d’informatique au Canada, les hommes les ont éclipsées dans ce domaine. »

C’est ainsi que la profession est devenue à forte prédominance masculine. « Et si je ne m’abuse, la proportion de femmes à s’inscrire dans ces programmes était de 25 % en 2011, comparativement à 18,2 % en 1972. On ne parle pas exactement ici d’un changement important en près de 40 ans d’histoire. » (L'inscription des femmes en informatique à l’Université était de 33% en 2016.)

En raison de leur minutie, on a pourtant souvent dit des femmes qu’elles étaient des programmeuses nées. Les Canadiennes Beatrice Worsley et Charlotte Fischer sont d’ailleurs devenues de remarquables informaticiennes. Or, leurs contributions au domaine n’ont jamais reçu la même attention que celle accordée à leurs confrères.

« J’ai été profondément bouleversé par le statut conféré à ces perforatrices, que l’on confinait aux bas-fonds de l’informatique. Lorsqu’il est question de genre, rien n’est fait ouvertement – on ne lira jamais noir sur blanc “je ne l’embauche pas parce que c’est une femme”. C’était simplement la façon dont on faisait les choses. »

En tant qu’ancienne employée et bénévole du secteur muséal, la doctorante voit sa recherche dans ce milieu comme une transition toute naturelle. « La bourse a enrichi mon expérience et donné à mes recherches un aspect beaucoup plus tangible », affirme-t-elle. Elle dit avoir été fascinée par l’ampleur de la collection du musée – y compris ses deux gigantesques entrepôts qui n’étaient pas sans lui rappeler Les Aventuriers de l’arche perdue.

« Chaque fois que j’y entre, j’en ai le souffle coupé – c’est toute une collection. »