La pandémie fait planer l’incertitude sur toutes les sphères de notre quotidien, de nos méthodes de travail à la façon dont on s’occupe de nos proches. Dans le monde des affaires, cette même incertitude a gagné les chaînes d’approvisionnement, les économies et les pratiques d’investissement, créant un univers financier tout aussi imprévisible que celui dans lequel nous vivons.
Pour tâcher d’expliquer en quoi la pandémie a influencé l’économie, la Série de conférences Marleau sur la politique économique et monétaire a accueilli en décembre dernier M. Andrew W. Lo, éminent économiste financier et professeur à la Sloan School of Management du MIT.
Dans sa conférence intitulée « Financial Market Dynamics and Systemic Risk in a Post-COVID World » (dynamique des marchés financiers et risques systémiques au-delà de la COVID), le professeur Lo s’est appuyé sur son hypothèse des marchés adaptatifs pour analyser les marchés actuels et suggérer des indicateurs à surveiller dans les mois et les années à venir.
Dans cet entretien, le professeur Lo répond aux questions de l’intervieweur invité Mike Heffernan, directeur de la technologie et principal architecte logiciel chez OpusEdge Inc.
Cette entrevue a été abrégée par souci de concision.
Mike Heffernan : Dans votre hypothèse des marchés adaptatifs (HMA), vous insistez sur l’importance de s’adapter. Je m’avoue déstabilisé devant l’écart apparent entre le marché boursier et l’économie sous-jacente. Je dois rajuster le tir, parce que tous les indicateurs que j’ai utilisés par le passé ne tiennent plus la route. Qu’est-ce qui compte en ce moment dans le bilan de la Réserve fédérale? Comment faut-il s’ajuster au climat actuel?
Andrew Lo : L’approche que je privilégie, c’est d’essayer de comprendre pourquoi les indicateurs traditionnels ne fonctionnent pas et de voir si on peut les corriger. C’est ce qui permet de trouver des pistes envisageables.
Au fond, la question à se poser est la suivante : comment les entreprises génèrent-elles leurs revenus? Après tout, c’est comme ça qu’elles créent de la valeur pour les investisseurs. Ce processus n’est plus le même, parce que ce qui crée de la valeur pour les entreprises – et par le fait même, pour les investisseurs – a changé. La diffusion d’information et les interactions sociales ont pris beaucoup d’importance. Pensons un peu aux géants qui ont été fondés ces dix dernières années. Exception faite des sociétés immobilières et pharmaceutiques, la grande majorité de la valeur créée relève de la technologie – et elle repose sur le traitement ou la diffusion d’informations.
Je crois qu’elle est là, la clé pour comprendre ces évaluations qui semblent tirées par les cheveux : c’est qu’on n’apprécie pas l’information à sa juste valeur. Si l’on révise nos indicateurs pour donner un impact ou une valeur quelconque aux technologies de l’information, notre raisonnement traditionnel sur l’actualisation des flux de trésorerie redevient pertinent.
Prenons l’exemple d’une entreprise typique axée sur la vente en ligne. On sait à quel point la part de marché est importante. Il peut paraître insensé pour cette entreprise de dépenser des sommes faramineuses, mais si elle parvient à se constituer une clientèle relativement fidèle, elle rentabilisera largement ses investissements. Les données qu’elle recueille sur sa clientèle peuvent aussi lui servir à se repositionner de façon très profitable. Lorsqu’on inclut dans nos calculs les historiques de navigation et les données des clients, on commence à voir les revenus et les ratios cours-bénéfices d’un autre œil.
Mike Heffernan : L’hypothèse des marchés adaptatifs veut-elle dire qu’on est toujours en retard d’une guerre? À toujours se trouver, dans une certaine mesure, à la remorque du marché?
Andrew Lo : J’oublie qui a dit que « la nature est rouge de crocs et de griffes » (note : Alfred, Lord Tennyson), mais nous sommes dans un combat de tous les instants. On saigne tout le temps et il faut toujours s’adapter, à moins de se trouver dans une situation rarissime de parfait équilibre entre proies et prédateurs, ce qui produit un environnement stable. En économie, c’est ce qu’on appelle des processus stationnaires. Mais dans la nature, l’équilibre est un phénomène très inhabituel. On grandit ou on meurt. Les bouddhistes zen l’expriment encore plus succinctement : « la vie est souffrance ». On se bat tout le temps – la vie est courte, puis on meurt.
Mike Heffernan : Peut-être pourrait-on mesurer votre hypothèse de façon empirique en s’intéressant directement au génome. On pourrait analyser quelles « espèces » réussissent sur le marché et lesquelles échouent. Au fil du temps, de nouveaux joueurs émergent, d’autres disparaissent.
Andrew Lo : Si l’on observe quelles entreprises et sous-industries ont tiré leur épingle du jeu ces sept derniers mois et lesquelles ont été frappées de plein fouet, on voit vraiment l’évolution à œuvre.
Métaphoriquement parlant, la pandémie pourrait provoquer la disparition de certains dinosaures. C’est leur extinction qui a entraîné le règne des mammifères.
Lorsqu’on analyse l’évolution des différents secteurs d’activité, on remarque le même type de dynamique qu’on a vue lors d’autres catastrophes.
Mike Heffernan : Le choc provoqué par la COVID-19 vous a-t-il permis de voir les choses différemment?
Andrew Lo : Aujourd’hui, j’analyse pratiquement tout dans l’optique des marchés adaptatifs. Après que j’aie réalisé qu’on est rarement en équilibre et qu’on est tous en concurrence pour notre petite niche bien à nous, j’ai commencé à porter un tout autre regard sur les choses, que ce soit les stratégies d’investissement, les politiques de gestion du risque, les politiques d’État ou les interventions gouvernementales.
On doit tous s’adapter rapidement aux fluctuations des conditions économiques. Dans un tel contexte, le cadre HMA est beaucoup plus utile que les attentes rationnelles traditionnelles d’un cadre économique néoclassique. Or, il reste encore beaucoup de travail à faire.
L’hypothèse de l’efficience des marchés des capitaux, et d’une façon plus générale, la théorie de l’économie néoclassique, ne sont pas erronées – elles sont simplement incomplètes. En abordant l’économie comme un écosystème, on a de bien meilleures chances d’élaborer des théories plus cohérentes pour expliquer les pandémies, les récessions, les crises financières et autres phénomènes du genre.
Mike Heffernan : Pour conclure, que souhaitez-vous transmettre à un public universitaire non initié à propos de la COVID-19, des marchés des capitaux, ou encore de la conjoncture qui prévaut?
Andrew Lo : La pandémie a un début et une fin. Dans quelques mois, ce sera terminé. Mais entretemps, les risques sont énormes – les risques financiers, certes, mais surtout ceux pour la santé des gens et de la communauté.
J’aimerais que les étudiantes et étudiants se rappellent que leurs gestes ont de profondes répercussions qui se feront sentir bien au-delà des six à neuf prochains mois. On doit s’efforcer de rester en santé et en sécurité, en prévision du moment où on sera tous vaccinés et où on pourra se réunir sans mettre de vies en danger. Restons en sûreté : ça nous rapportera gros tout au long de notre vie.
On est en droit d’être optimistes à plusieurs égards. Je crois qu’au cours des cinq à sept prochaines années, on sera témoins d’une période de croissance et de prospérité économiques sans précédent. À un point tel que je m’inquiète de la prochaine crise financière. Mais d’ici là, ça s’annonce une vraie partie de plaisir. Il y aura énormément de festivités et de célébrations. On peut s’attendre à célébrer en grand. J’espère juste que quelqu’un aura la sagesse de ranger le bol à punch avant qu’une nouvelle catastrophe ne survienne.
La prochaine conférence de la série Marleau aura lieu le 30 avril prochain, et sera présentée par la Dre Emi Nakamura.
Mme Nakamura est professeure de la chancelière en économie à l’Université de la Californie à Berkeley. Ses recherches primées sur l’inflation et la dispersion des prix, ainsi que sur les politiques monétaires et fiscales sont parmi les plus citées.
Vous trouverez de plus amples informations sur la page Web de la Série de conférences Marleau.